C’était en juin 1915

C’était en juin 1915

La chronique de ce mois-ci est entièrement extraite de la une du numéro du 27 juin 1915 de La Vigie républicaine d’Arcachon. Elle a également une unité de thème : le projet d’ériger dans chaque commune de France un monument aux morts. Nous sommes d’emblée très surpris de découvrir la précocité d’une telle proposition, alors que la guerre est loin d’être terminée, mais les contemporains ne pouvaient bien sûr pas imaginer une telle durée, ils avaient au contraire déjà l’impression d’une « grande épopée nationale de 1914-1915 » qui durait déjà « depuis 10 mois », « longues journées de combats et de deuils », provoquant des « hécatombes » dans les deux camps. C’est d’abord pour « atténuer le deuil des familles et amoindrir leurs souffrances » que cette proposition est faite par le maire d’une commune du Maine-et-Loire à Adolphe Carnot président et co-fondateur en 1901 de L’Alliance républicaine démocratique, frère de Sadi Carnot et petit-fils du « grand Carnot ». Ce parti politique est celui de Monsieur Veyrier-Montagnères maire d’Arcachon (voir la chronique d’avril 2014), il est donc normal que son journal, comme le Mémorial des Deux-Sèvres cité ici, répercute cette information, sans doute déjà publiée dans l’hebdomadaire dudit parti, édité à Bordeaux (la fédération girondine de l’ARD comprend environ 10 000 affiliés le tiers du total national).

Le but non dissimulé de la proposition est aussi de maintenir le moral des troupes et des familles qui sont dans l’« angoisse », bien loin de l’enthousiasme du départ comme le suggère le texte, en cimentant l’« esprit patriotique » par la reconnaissance nationale, pour que le sens du « grand devoir » ne faiblisse pas. « Exaltons les courages » dit l’auteur de l’article, en donnant en exemple les soldats « morts pour la patrie » (l’expression employée préfigure le statut de « mort pour la France » créé par la loi du 2 juillet 1915). Il fait même référence à l’expression déjà visiblement fameuse « Debout les morts ! » de l’adjudant Péricard le 8 avril 1915 dans une tranchée du saillant de Saint-Mihiel en Lorraine pour galvaniser ses subordonnés. Propagandiste, il ne manque pas de rappeler la noblesse de la cause poursuivie par la guerre française, défensive, et la présente avant l’heure comme victorieuse, reconquérant « lambeaux par lambeaux » le sol national.

Anticipant sur le vocabulaire qui sera employé sur les futurs monuments, il héroïse les morts et les glorifie par des tournures de phrases répétitives. Il utilise un langage de type religieux (« consécration ») pour en faire des martyrs, des « généreuses victimes » sacrificielles immolées, dont le sang a été versé pour la « mère patrie ». Il évoque les « pieuses manifestations » en leur honneur et les « prières » prononcées devant leurs « tombes ». C’est donc logique que la première idée ait été d’ériger des stèles dans les cimetières. Cette idée avait d’ailleurs déjà été réalisée par le passé : le texte fait allusion à la Guerre de 1870 par le biais de l’expression « héros de la revanche » désignant ceux de 1914 (« libération de l’Alsace et de la Lorraine »), par l’évocation de la dernière grande bataille de cavalerie à Mars-La-Tour en Meurthe-et-Moselle, et par la réalisation du monument Gloria victis (Gloire aux vaincus) par Antonin Mercié en 1872 (voir ses deux représentations sous la chronique). Un monument aux morts de cette guerre existe aussi à Arcachon (voir la chronique de novembre 2013). D’autres références historiques émaillent le texte : la Révolution Française d’abord, à travers les Girondins (chant et monument bordelais), « les arbres de la liberté », les « soldats du droit et de la justice », idéaux universalistes des descendants des soldats de l’an II ; l’ « épopée impériale » ensuite, à travers les noms des généraux inscrits « sur le grand arc triomphal de la place de l’Étoile ».

L’objectif est en effet d’inscrire, cette fois sans distinction de grade, les noms des héros dans la pierre (« inscription lapidaire ») pour les commémorer et en garder à jamais le souvenir individuel, les sortir de « l’anonymat des hécatombes collectives ». Il faut recueillir « leur nom à défaut de leur corps », pour qu’ils ne soient pas des disparus « abandonnés à jamais oubliés », « ensevelis dans les tranchées ». L’insistance du texte sur la « longue et cruelle nomenclature », « partie principale et nécessaire » du monument, révèle bien l’impossibilité du deuil par un tombeau véritable, et la transposition nécessaire de celui-ci par l’entremise du cénotaphe. Il est intéressant de noter que dès 1915 sont ici décrits les principaux supports qui recevront les listes nominatives : stèle, fût de colonne, ou mieux encore, « socle d’un monument allégorique symbolisant l’idée de la patrie », comme c’est le cas à Arcachon depuis 1924 avec l’œuvre intitulée Gallia.

Il semble que la seule réserve émise dans ce texte quant à la proposition d’érection de monuments aux morts dans chaque commune de France soit la crainte de l’uniformité et de la répétitivité. Effectivement, nous savons aujourd’hui que ce risque n’a pas été évité, ne serait-ce que par l’utilisation de catalogues fournis par des entrepreneurs funéraires, surtout dans les petites communes au budget limité. Néanmoins, on constate que tout un panel d’idées en sculptures figuratives existe déjà : « buste de héros », « figure de soldat », « image de la France héroïque »… sont en germes les expressions les plus courantes de la statuaire réellement érigée après-guerre. Comme le dit l’auteur de l’article, on peut aussi s’inspirer des grandes œuvres du passé. C’est sans surprise que nous le voyons citer deux Jeanne d’Arc, sainte laïque et patriotique si l’on peut dire, récupérée par la IIIe République et canonisée par l’Église en 1920. Par contre, il se trompe sur les deux œuvres successives d’Antonin Mercié : c’est bien entendu Gloria victis la première, et Gloria victoribus la seconde, dont il vient alors de réaliser l’esquisse avant de mourir en 1916 (Gloire aux vainqueurs, les vainqueurs espérés de 1915 !).

Armelle BONIN-KERDON

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