C’était en mars 1915

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C’était en mars 1915

Les articles proposés ce mois-ci proviennent tous deux de la même édition de La Vigie républicaine d’Arcachon du 21 mars 1915 : ils abordent pour la première fois le thème de la guerre navale, à travers la première phase de l’opération franco-britannique des Dardanelles, menée pour assurer la jonction avec l’allié russe, devenue impossible par le nord, car la mer Baltique est bloquée par la marine allemande. Après des premiers succès fin février, on en attendait une victoire facile sur l’Empire ottoman : « Cette Turquie s’écroule sous les obus des grands cuirassés qui s’avancent », dit le journal, corroboré par l’illustration propagandiste intitulée « En route pour Constantinople », placée en contrepoint sous le texte. Celui-ci montre bien que les flottes alliées croyaient forcer aisément les détroits de la Mer Noire et s’installer rapidement dans la capitale de l’état turc affaibli, qu’on appelait couramment « l’homme malade », expression reprise ici après avoir été utilisée par le tsar Nicolas Ier auprès de l’ambassadeur d’Angleterre en 1853. L’épopée navale était également glorifiée auprès de l’opinion publique sous forme d’actualités cinématographiques, comme on le voit sur la programmation du Grand Théâtre d’Arcachon pour le week-end du 27-28 mars, « document sensationnel […] qui a fait courir tout Paris ». La puissance de l’image existait déjà…

En réalité, au moment où le journal paraît le 21 mars, la défaite est déjà cuisante pour l’assaut naval des alliés, mais la nouvelle ne lui en est pas encore parvenue – le 18 mars, en effet, il a été stoppé, sous l’effet conjugué des mines marines et des défenses des fortifications turques des rives du détroit, comme on le distingue sur la carte en bas du document et les photos des navires coulés. Au-delà des faits, ce qui est intéressant à observer ici, c’est la vision stratégique de la guerre que le journal souhaite donner à l’opinion, notamment à travers l’alliance germano-ottomane, ainsi que sa vision du monde islamique, susceptible d’éclairer nos débats actuels.

Comme nous l’avons déjà évoqué dans la chronique de décembre 2014, le sultan Mehmet V, après avoir passé un accord secret dès le 2 août avec l’Allemagne, est entré en guerre aux côtés des Puissances centrales au début du mois de novembre 1914 : « Le gouvernement ottoman a tiré l’épée », écrit le journal, en citant le premier ministre britannique Asquith. En fait, depuis 1909, le sultan n’a plus de réel pouvoir : ce sont des révolutionnaires nationalistes, les « Jeunes Turcs » (évoqués dans le texte) qui l’exercent après un coup de force. Ces derniers ont conscience que leur pays, menacé par les appétits russe et britannique, et privé de ses terres européennes depuis la fin des guerres balkaniques en 1913, doit être régénéré et modernisé.

C’est pourquoi ils ont recherché l’alliance germanique (« amitié ») « tant prisée », apportant « la justice et la civilisation » (discours du représentant du gouvernement ottoman devant les Berlinois), en confiant notamment la restructuration de l’armée à des officiers allemands. L’Allemagne, de son côté, y gagne une zone d’influence (« gagner à l’hégémonie teutonne de nouveaux territoires ») et un espace pour ses investissements économiques, par exemple la réalisation du chemin de fer Berlin-Byzance-Bagdad. Le journal espère que la défaite ottomane sonnera le glas de cette influence, avec le futur partage de l’empire entre les alliés de l’Entente (« la curée »), et il prédit une « désillusion » allemande, ou plutôt affirme imprudemment qu’elle est déjà là, faisant montre de la propagande habituelle de dévalorisation de l’ennemi.

Cette alliance entre les « deux empires chrétiens de l’Europe centrale » (Allemagne et Autriche-Hongrie) et « le monde islamique » apparaît aux yeux de l’auteur de l’article quelque peu contre-nature. En effet, il insiste sur le caractère confessionnel de l’état ottoman à plusieurs reprises, allant jusqu’à nommer « guerre sainte » (djihad, dirait-on aujourd’hui sans traduire le mot), sous « l’étendard vert du prophète », le combat que mènent les Ottomans contre les alliés de l’Entente. Le sultan est aussi le « Commandeur des croyants », des « 300 millions de mahométans » à travers le monde. Le journal lui dénie néanmoins ce titre : pour lui, il a outrepassé son autorité purement politique et « abusé de son autorité spirituelle » en s’arrogeant l’autorité du khalife, successeur du prophète, qui devrait revenir à un ressortissant de la péninsule arabique, abritant les lieux saints de l’islam (par exemple Hussein, le chérif de La Mecque). Il est vrai que cette péninsule est alors toujours sous domination ottomane, même si elle a un rêve d’indépendance, qu’attise Lawrence d’Arabie au nom de la Grande-Bretagne au cours de la guerre. On constate en tout cas que la confusion politico-religieuse et la revendication du khalifat ne datent pas d’aujourd’hui.

Plusieurs expressions péjoratives qualifient les musulmans dans le texte : « sectateurs de Mahomet », « bachibouzoucks » (avant d’être l’insulte favorite du capitaine Haddock dans Tintin, le nom désignait des cavaliers mercenaires de l’armée ottomane réputés pour terroriser les peuples conquis). Sous-entendu, les Allemands auraient été mieux inspirés d’avoir « des amis plus honorables » : cela permet, par assimilation, de fustiger et de diaboliser une fois de plus les ennemis auprès de l’opinion publique. Les musulmans sont ainsi les « dignes émules des Teutons incendiaires, pillards et assassins ». Parallèlement, le Kaiser a gagné le surnom arabe honorifique de « Hadji Mohammed Guillaume » au cours de son voyage de 1898 en Orient, à Constantinople, à Jérusalem (hadj= pèlerinage), et à Damas « sur la tombe du sultan Saladin », pendant lequel il a été acclamé comme « protecteur du panislamisme ».

En définitive, le texte montre bien la proximité de la logique d’hégémonie des différents empires multinationaux. Rappelant la volonté pangermaniste du Reich (guerre menée comme « une grande industrie » selon l’expression d’un journaliste de L’Avenir de Berlin, Maximilien Harden), il la rapproche de la volonté panislamiste de l’Empire ottoman. Ce dernier, miné de l’intérieur par ses archaïsmes et ses nationalités, ainsi que de l’extérieur par l’appétit des grandes puissances, n’est pas à mettre sur le même plan. C’est pourquoi le journal évoque le panislamisme en position subalterne comme une « verrue du pangermanisme », utilisant encore une fois une tournure méprisante, cette fois à base de métaphore médicale, rappelant la formule de « l’homme malade » : c’est une sorte d’excroissance qui risque de gangréner le corps sain qui l’habite. Certes, en 1915, les défaites ottomane et allemande sont encore lointaines, mais le journal aura eu finalement raison : les empires ottoman et autrichien sont démantelés après la guerre, et le Reich laisse la place à la République de Weimar.

Armelle BONIN-KERDON

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