C’était en novembre 1915

C’était en novembre 1915

La chronique de ce mois est issue de deux « unes » successives de La Vigie républicaine d’Arcachon. Elles abordent le changement de gouvernement (« ministère », « cabinet ») de la fin du mois d’octobre 1915 : Aristide Briand devient président du Conseil (premier ministre) pour la cinquième fois. Elles permettent d’illustrer le fonctionnement du régime parlementaire de la Troisième République et de comprendre ce qu’est « un gouvernement de guerre ». En effet, ce sont les critiques parlementaires contre la conduite de la guerre qui ont poussé le deuxième gouvernement Viviani à démissionner. Le président de la République (ici Raymond Poincaré), choisit un président du Conseil dans la majorité parlementaire. Cette dernière (voir la chronique d’avril 1914) est alors composée de socialistes et de radicaux socialistes : Briand, socialiste modéré, est donc tout indiqué pour diriger le ministère dont la composition est détaillée dans l’article. Comme tout président du Conseil, il doit d’abord en obtenir l’investiture par un vote de la Chambre des députés : la majeure partie du discours qu’il tient devant elle le 3 novembre, afin de gagner sa « confiance », « la source de [son] autorité », est reproduite ici.

Un chef de gouvernement demande à l’assemblée sa confiance sur un programme : le sien est à la fois simple à exposer et difficile (« rude ») à réaliser. Briand dit : « Nous avons une longue route à parcourir avant d’atteindre notre but. » Il s’agit bien sûr de la paix, « paix durable », « paix solide », fondée sur l’autonomie de peuples libres ; on voit poindre les principes wilsoniens d’après-guerre, d’auto-détermination des nations. La paix, pour Briand, ne doit être obtenue que par la victoire des Alliés sur les « empires du centre ». Sans les nommer, il critique implicitement les tentatives de paix de compromis qui se font jour depuis l’été 1915, autour du manifeste de la conférence de Zimmerwald. Il insiste sur la détermination du gouvernement à atteindre le but qu’il s’est fixé : « Nous sommes décidés à aller jusqu’au bout », par des « décisions claires, nettes et rapides ».

En s’adressant à la Chambre, Briand s’adresse aussi au peuple français, dont les députés sont les « vrais » représentants. Il sollicite aussi sa confiance, en affirmant le caractère certain de la victoire annoncée, ou plutôt, prétend déjà bénéficier de cette confiance : le pays est « sûr de la conclusion de cette guerre ». C’est de l’exemple du peuple qu’il dit puiser sa « force » et s’inspirer : « Le Parlement » doit « refléter les tranchées » et « les sentiments du pays », c’est-à-dire de l’arrière. Il met en avant ses qualités (« sérénité », « sang-froid », « stoïcisme », « haute tenue morale ») tant à travers les combattants qu’à travers leurs familles, rendant un hommage appuyé aux femmes. C’est une communication habile de propagande patriotique, une prise à témoin impliquant les députés, mais c’est aussi une belle façon d’introduire les mesures qu’il propose.

La première est la formation d’un gouvernement d’union nationale, « coopération de toutes les bonnes volontés », à l’image de « l’union face à l’ennemi » de « tous les citoyens ». Il faut rester « unis […] comme au début de la guerre », dit Briand dans une allusion à la déclaration d’Union sacrée en août 1914 par le président Poincaré. Son gouvernement est la traduction d’une telle démarche de rapprochement des « hommes venus de tous les partis » : cinq ministres sans portefeuille la symbolisent particulièrement, en tant que conseillers directs du président du Conseil venus de tous les horizons. En effet, depuis les socialistes marxistes Jules Guesde et Marcel Sembat jusqu’au catholique traditionaliste Denys Cochin, en passant par l’anticlérical Émile Combes, et le radical franc-maçon Léon Bourgeois, on ne pouvait mettre en place une ouverture plus large, comme on dirait aujourd’hui. Il est particulièrement habile de faire participer des socialistes SFIO, alors même qu’une minorité de leur parti soutient l’initiative du manifeste de Zimmerwald, derrière Lénine : Briand les fait sortir ainsi de « l’équivoque ».

La deuxième mesure est de renforcer les moyens de conduire la guerre : Briand se réserve le ministère des Affaires étrangères, et nomme à la Guerre et à la Marine deux professionnels de premier plan, le général Gallieni, défenseur de Paris lors de la bataille de la Marne, et l’amiral Lacaze organisateur des transports de troupes sur le front d’Orient. Des sous-secrétariats d’État complètent ces deux portefeuilles majeurs, comme sous le gouvernement Viviani, dont un à l’Artillerie et aux Munitions, détenu par le socialiste Albert Thomas, futur ministre de l’Armement et des Fabrications de guerre en décembre 1916. Briand veille à valoriser l’action du chef d’état-major, Joffre, notamment à travers les efforts qu’il accomplit pour améliorer la concertation entre les armées alliées. Malgré les tensions fortes entre pouvoir militaire et pouvoir civil, ce dernier faisant tout, depuis le début de 1915, pour retrouver ses prérogatives politiques sur une armée qu’il tente de cantonner à un rôle opérationnel, Briand choisit donc la carte de l’apaisement, alors que les oppositions entre Gallieni et Joffre sont déjà patentes.

Une autre union des pouvoirs est recherchée, malgré les crispations existantes, c’est bien entendu celle de l’exécutif et du législatif. Siégeant à nouveau depuis décembre 1914 comme à l’accoutumée, les chambres veulent partager avec le gouvernement la conduite de la guerre et contrôler ses actes. Comme les débats publics ne peuvent pas aborder tous les sujets en temps de guerre (de même que la presse, dont la censure est évoquée dans l’article), l’essentiel de cette collaboration se fera en « commissions ». Il y a en effet des commissions de l’armée dans les deux chambres, qui instaurent un système d’inspection. Comme le dit Briand, hier comme aujourd’hui, il est nécessaire en démocratie de concilier « liberté » et « autorité ».

Armelle BONIN-KERDON

 

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