“Deux fois 20 ans”, roman de Pierre Frondaie

Deux fois vingt ans, roman de Pierre Frondaie

(extrait)

 

XVIII

 

Le lendemain, Léopoldine, en amazone et bottée, monta vers neuf heures, à cheval. Elle entra, tranquille et seule, dans la forêt après avoir tra­versé la ville d’hiver, où guérissent les pulmoniques.

La journée s’annonçait tiède sous un dôme délicat, nuancé du gris d’étain au vert tendre. De beaux nuages, l’air de voiliers, nageaient dans la lumière fluide. Les pieds de la monture foulèrent le sable et la solitude commença. La jeune femme s’y enfonçait sans la redouter, cependant, qu’elle est profonde, vaste, immédiate sitôt les dernières maisons !

Solitude magnifique : elle ne cesse de vous escor­ter jusqu’aux confins des landes, vers Bayonne le long des plages immenses, éternelles et toujours mouvantes, par-dessus les étangs survolés de mélancolie, peuplés soudains de canards sauvages, de tristes courlis, de pluviers, de tous les oiseaux migrateurs, lorsqu’ils descendent vers le sud. Parmi le jet muet de millions d’arbres, on n’entend rien que, parfois, la voix criarde de ces trou­peaux du ciel, de ces nomades s’appelant dans les déserts atmosphériques, ou les abois méchants d’un chien qui joue au caporal autour d’une escouade de vaches lustrées. Il les harcèle, bon gradé, dans l’esclavage du devoir. De loin en loin s’avance un résinier sur ses sandales souples ; un taureau, seul comme un dieu, surgit à l’angle d’un chemin, grattant le sol de son sabot étroit, ou encore une harka de dindons importants, plus stupides que des guerriers. Ils gloussent en éta­lant les chamarres de leur poitrine. Derrière eux, le silence déchiré se retisse. Plus rien. Les tar­dives tourterelles éclaboussent une minute la surface tranquille des bois ; un renard, mais qu’on ne voit pas, observe à l’orée d’un chêne creux, aïeul insolite fourvoyé parmi les pins, vieux poète sans âge que les arbres nouveaux ne connaissent plus. Partout l’isolement se multiplie. N’allez point seul, sur votre cheval, dans ces méandres délaissés : vous y manqueriez de pru­dence ; gardez de vous évanouir après une chute au milieu de cette bataille immobile et sans bran­cardiers ; n’oubliez pas qu’à moins d’une heure d’Arcachon, il existe des thébaïdes où l’oubli dort pendant des jours.

Poldi, cependant, galopait. Elle montait une « ancienne », une vigoureuse Tarbaise qui sem­blait savoir le chemin; d’ailleurs, la cavalière ne s’égarait point. Elle piquait droit vers la Teste, par des sables sûrs, ayant soin d’apercevoir de loin les découverts de la campagne, tout en demeurant dans les abris forestiers. Elle aperçut le monument de Brémontier, la belle pierre rose élevée, par un miracle de bon goût, dans une clairière sans passant. On peut imaginer qu’elle y surnagerait, après un cataclysme. La jeune femme, bien éloignée de ce problème, ne vit que Ruppert l’attendant. Il était en selle sur un Syrien blanc, un entier à large encolure. Ce mâle fouettait sa croupe d’une queue chevelue. De ses prompt naseaux accueillant l’odeur chaude de la jument, il hennissait vers l’arrivante

Les bêtes frémirent, rapprochées, portant les amants bouche a bouche.

Ils s’élancèrent dans la direction du Pyla.

Quand les sentes devenaient trop sinueuses, entre les arbres rapprochés, madame de Grégange fonçait comme à la chasse. Ils arrivèrent, après vingt minutes de course, dans une étonnante vallée.

Personne. Pas une bâtisse visible et pourtant des chemins tracés d’après un plan initial. Enva­his par l’herbe et les ronces, ils semblaient reve­nus à l’abandon. Il fallait écarter les branches, tendre devant soi, le bras, la cravache, défendre la tête de l’animal. C’était l’Éden, l’immense pro­jet d’une ville nouvelle, délaissée. L’air, plus ner­veux et moins balsamique que tout à l’heure, annonçait la proximité de la mer. De dos, appa­rurent les dunes géantes qui, de front, à l’entrée des passes, ressemblent aux sahariennes des bords du Nil. En les creusant, si des armées d’esclaves captifs pouvaient, pendant des ans, mou­rir à ces travaux, on y retrouverait des peuples d’arbres momifiés, restés pareils à eux-mêmes, sous l’immense poussière dure des sables. Ils ne se changeront point en tourbe. Ils se conservent là, comme faisaient les Pharaons avant que vien­nent les voleurs. À elles seules, ces recouvreuses de forêts suffiraient à donner l’impression du désert si l’Éden ne s’en chargeait pas. Tandis qu’elles évoquent l’Afrique, il offre l’enchante­ment des solitudes où l’on chevauche à la ren­contre des Peaux-Rouges. Mais, à deux pas, une colline franchie, foisonne le Pyla. Il y pousse des champignons en ciment armé, parmi les bas­tringues et les villas où l’on vend de l’épicerie. Grâce particulière à ce pays prestigieux : tout y est neuf ou n’y est point. Ouf : pas de ruines ! On sent l’Amérique en face. Dans dix ans, elle y viendra faire le week-end, courre le renard, selon les vieilles règles, le dimanche matin. Ceux de New-York, ici, ceux de San-Francisco à Honolulu. Mais ici, un Éden, proche à se cacher, commencera hors de la ville. De nouvelles Poldi le sauront.

De front avec celle d’aujourd’hui, Ruppert filait maintenant au trot ramassé du Syrien. De temps en temps, il encourageait son amie d’un sourire. Mais pourquoi ? Elle était heureuse de la chevau­chée, n’eût-elle point été un prélude. En quelques minutes, après un crochet remontant qui les mit au pas, ils atteignirent une maison.

Elle était petite et plate, presque invisible derrière de jeunes pins. L’écrivain la tenait depuis quinze jours d’un peintre originaire de Bordeaux, mais définitivement parti pour l’Espagne. Cet amoureux de Velasquez l’avait construite sans architecte, dans le but de s’y reposer. Elle était un pied-à-terre formé de deux pièces, joliment meublées, d’un vestibule et d’une salle de bains. Appelé ailleurs par son démon, le peintre avait mis une annonce de vente. Ruppert, toujours à l’affût, avait acheté le jour même, en secret ; les amants ressemblent à ces animaux pourchassés qui ont besoin de plusieurs gîtes.

La porte pleine s’ouvrait, vers le sud-est, sur un large garde-feu. De ce côté encore, on pouvait regagner Arcachon — la place des Palmiers — en deux galops de dix minutes, coupés d’un quart d’heure de pas. En somme, dans son isolement précieux, ce rendez-vous restait choisi pour ramener en temps propice une infidèle à son mari. L’amant, montre et clef en main, le rap­pela à son amie

— Dix heures, Poldi. Nous repartirons vers onze heures vingt… Tu auras le temps de faire ta cure habituelle aux Abatilles, de t’y faire masser, comme tu le racontes en revenant de la promenade.

Ils rirent d’un rire heureux et pénétrèrent dans la maison.

Ils étaient bien seuls en effet…

Il n’y avait rien autour de la bâtisse, rien, que, là-bas, le dos sinueux et massif des dunes, la vallée silencieuse, herbue, les pins, et là, tout près, à deux enjambées de la porte, quelque chose qui brillait près d’un buisson. Une pièce de monnaie ? Un morceau de verre cassé ? Non : un bouton de métal arraché par mégarde, tombé sans qu’on le vît, d’une veste de chasse… Le bouton d’un garde ?… Non… plutôt d’un pi­queur… D’un piqueur qui, sans doute, rôdant par là, avait perdu cet indice de son passage, sans le savoir.

Georges Ruppert et Poldi, quand ils ressortirent tranquillement à l’heure dite, avaient, dans leur plaisir de se cajoler encore, bien d’autres chats à fouetter que de remarquer ce bouton-là.

XIX

 

Cinq jours plus tard, Georges Ruppert invita ses amis à la chasse aux oiseaux de mer. Ils déferlent du Nord par vastes invasions. Plus pullulantes qu’aux étangs landais, leurs cohortes triangulaires, géométriques, traversent le ciel jus­qu’en mars. Elles hivernent sur le bassin. Aux canards, se mêle le grèbe qui a des mœurs de sous-marin et dont la tête, à chaque plongée, fait périscope. Sauvages, ils ne sont point farouches au début de la saison froide et croient les barques débonnaires… Sitôt la première hécatombe, leur sagacité se réveille ; apprenant à ne plus confondre les longs sardiniers, ennemis des poissons, avec les bateaux porteurs de fusils, on doit les approcher avec des ruses, parce qu’ils ont perdu l’innocence. Comment le faire, lorsqu’à bord mugit madame de Grégange ? Le plus sage est d’y renoncer, mais tous les prétextes sont bons à retrouver une maîtresse.

Poldi était enveloppée de sa famille : tus avaient accepté, pour tuer le temps. Seuls, Emma Baïta et Malouin cachaient des raisons plus obs­cures. Le vingt chevaux, en bois de teck, portait dans son ventre un drame en gestation. On ne l’eût point cru. La conversation restait quoti­dienne ; de temps en temps, on essayait, un coup de feu.

— Manqué, clamait invariablement la douai­rière.

Elle faisait de même quand un oiseau était touché, comme s’il l’eût été par maladresse, parce qu’il avait changé de place. On eût dit d’une mécanique : presser une gâchette obligeait la comtesse à jeter son cri. À la fin, on n’y prit plus garde. Vers quatre heures, Lafourcade, lassé des canards, annonça qu’il avait reçu l’invitation sollicitée par lui, à mener en chasse l’équipage Decazes. Il dit

— Je le sortirai demain.

— Je m’excuse d’avance, mon oncle, répondit Poldi hardiment. Madame Baïta et moi nous devons aller à Bordeaux.

Elle fournit une raison plausible, cependant qu’Emma, coincée, opinait affirmativement du chef sous l’œil solliciteur de Ruppert. Lafourcade sans broncher se tourna vers lui :

— Nous nous passerons donc de ces dames, cher ami, lui dit-il d’une voix candide.

Ruppert, prit de court, s’inclina. Poldi sourit ; elle le savait ingénieux. Malouin regardait la mer. Albéric, empli de rancune dissimulée, imagina que les deux femmes étaient de mèche, sans qu’aucun tiers y fût pour rien. On passait devant l’île aux Oiseaux. Il cria :

— Lesbos! Lesbos!

Il rougissait maintenant jusqu’à l’extrémité des oreilles, épouvanté de sa hardiesse, croyant avoir déchaîné un scandale. Mais point, il n’y eut qu’un silence indifférent. La barque dansait sur les lames courtes et rageuses.

Pour moi, j’ai assez de vos chasses, éclata soudain la douairière. Parlez-moi de courre un chevreuil, c’est une fine bête, ou un cerf. Il est gêné par ses bois, dans les taillis, mais à la fin, il en découd ! Et puis d’autres cerfs de rencontre viennent mêler les sentiments et ainsi on juge des chiens. Je ne déteste pas non plus le lièvre, bien qu’il oblige la meute à piquer le nez vers la terre, ce qui l’empêche de haut crier ! Mais vos renards ?… Ils ne sont pas plus des animaux de vénerie que les Anglais ne sont veneurs. J’ai vu ces messieurs à Pau ! Pourvu qu’ils soient assis sur un cheval et s’élancent vers des barrières, on les contente de renards !

Elle rit largement :

— … Pourquoi pas, aussi bien, de poules ?

— Eh ! eh ! dit soudain Malouin d’un air absurde. Chasser la poule, ma mère ! On pourrait s’offrir un bel hallali.

— Garde tes gaillardises, mon garçon, cria la vieille dame scandalisée.

Elle se dressa :

— Manqué !

Ruppert, sans les écouter, venait d’abattre un goéland. La conversation se dispersa, cependant qu’on repêchait le voilier et qu’on touchait à l’estacade.

Le surlendemain, à l’heure dite, Lafourcade — habit rouge, culotte blanche, bottes à revers, — accompagné de Malouin de Grégange dans la même tenue, et d’Albéric, — dispensé, vu son jeune age, du protocole vestimentaire, — arriva en automobile au rendez-vous de chasse. C’était sur la route de Cazeaux, au kilomètre quatre. Dès la Teste, ils entendirent la fanfare de l’équipage, annonçant l’arrivée des piqueurs. En d’autres voitures, se hâtaient quelques invités, dont plu­sieurs dames. Sous le chapeau haut de forme et cravache en main, Malouin, silencieusement admira ces belles déesses énergiques. De conve­nables chevaux de louage attendaient, mêlés à d’autres de meilleur choix, montés par leurs propriétaires. Ruppert, présent sur son éclatant syrien, salua Frédéric et ses neveux. L’aîné sou­rit. Trente chiens blancs tachés de noir dansaient sur place. Avec leurs longues oreilles pendantes leurs faces neurasthéniques, leur découpure svelte mais en force, ils ressemblaient à une escouade de soldats anglais.

— On devrait leur jouer Tipperary en fanfare, dit Malouin en plissant le nez, ou encore leur promettre qu’ils seront revenus pour le thé. Trou­vez pas, Ruppert, qu’ils ont l’air de vieux gentle­men ? Comment pensez-vous qu’ils se condui­raient s’ils assistaient à un scandale ?

Ruppert, éberlué, le regarda : on n’était pas extravagant à ce point-là. M. dc Grégange continua, l’œil agité

— Si nous les lancions sur une biche ? Imaginez qu’ils la trouvent amoureuse, en train d’accueillir son chevreuil ! Quel tableau, croyez-vous, quel tableau !

Il riait en sautant convulsivement sur sa selle, comme un singe devenu fou. Ruppert eut envie de prévenir son oncle et de quérir un infirmier. Soudain, l’accès se calma et Malouin parla posé­ment :

— Après tout, je me trompe. Ces chiens sont peut-être égrillards. Ils n’ont point que du sang britannique et l’un d’eux s’appelle d’Arta­gnan.

Il se tourna vers une amazone et la salua avec grâce

— Bonjour, Madame Ralourdin.

Elle était une Bordelaise de vieille souche, connue pour son anglomanie. Énorme et tassée, elle ressemblait à une brioche. Malouin l’entre­prit, d’un air docte

— J’expliquais à Ruppert les origines de cette meute, fabriquée à la perfection. Ses animaux descendent de fox hounds et de bleus de Gascogne. Heureux mélange. Il existe dans les meilleurs familles bordelaises des coupages de ce genre-là, depuis qu’en 1142, Éléonore de Guyenne épousa Henri d’Angleterre. Trois cents ans et plus de domination étrangère, voilà qui mêle les vertus.

Bordeaux, en 1928, ne peut qu’approuver les sangs mêlés des chiens de l’équipage Decazes. Voilà des bêtes réussies !

Il se tut en hochant la tête avec gravité à la façon d’un poulet qui cherche du grain et poussa son cheval de quelques mètres. La grosse amazone, effrayée, regarda Ruppert.

— Il n’est pas dangereux, chère amie, dit l’écrivain, sur un ton gai de confidence. Cepen­dant, on ne peut le nier, son détraquement fait des progrès.

Ils riaient. Lafourcade s’approcha d’eux.

Il ne comprenait pas — et pour cause — la présence à son rendez-vous d’inconnus, et pati­bulaires. D’où sortaient cette dizaine de cavaliers coiffés de casquettes d’entraîneurs ? Ils portaient des chandails comme autrefois les hommes d’armes des cottes de maille ; leurs jambes s’adornaient de leggins. Ce groupe, à quelques pas des invités dans leur belle tenue rigoureuse, jurait comme eût fait un haricot de mouton refroidi sur une table lourde d’argenterie plate. Frédéric haussa les épaules de mécontentement

— Qu’est-ce que c’est que ces voyeurs et d’où sortent-il ?

— Ils sortent de chez eux, mon oncle, répon­dit Malouin susurrant. La lande et la forêt de la belle France sont à tout le monde…

Le colonial, habitué aux hiérarchies, tourna le dos avec humeur. Il héla le piqueur qui jetait les derniers appels.

— Qui appelez-vous ? dit-il. Partons. Tous mes amis sont arrivés.

Il questionna sur les importuns. Le piqueur lui apprit qu’ils étaient, probablement, des gens du prochain champ de courses.

— Ont-ils accoutumé de venir ?

— Non, monsieur le comte.

— Je ne suis pas comte, moi, grogna Frédéric. Je suis un bourgeois démodé. Ce rendez-vous, avec une escorte de chienlits, m’insupporte… Pourquoi les avoir prévenus ?…

Il haussa les épaules

— Dites-moi la longueur du drag ?

— Environ six kilomètres, monsieur, dit res­pectueusement le piqueur. J’ai traîné le bouchon vers midi sur un parcours semé d’obstacles. La litière était bonne et sentait fortement le gibier. À huit kilomètres, dès qu’il entendra le bien-aller et que nous serons en vue, mon second lâchera le renard. Il a été pris à Biscarrosse. Il nous entraînera dans cette direction, et d’autant plus sûrement qu’il aura le vent derrière.

Ruppert et Malouin entendaient. Ils sourirent. Ruppert, cela se conçoit : le drag, — la chasse feinte sur le relent d’un bouchon de paille humecté par l’animal et relevé d’anis, — s’an­nonçait déjà de deux lieues ; l’animal, ensuite, lâché, courant vers les lointains de la lande, tien­drait encore un long parcours. On le prendrait aux environs de Sanguinet, et, en tout cas, à quinze ou seize kilomètres d’Arcachon. Ruppert, enchanté, se proposa de s’esbigner au premier carrefour et de galoper vers Poldi. Il expliquerait le lendemain que son cheval avait boité. Il souriait avec raison… Mais Malouin ?

L’escadron de chasse s’élança derrière les chiens. Ils criaient déjà vers les pins aux sons de la marche de vénerie. Les invités disparurent suivis des cavaliers dont la présence avait agacé Lafourcade. Il n’y eut plus sur la longue route que la lisière de la forêt.

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