Concordances et destins croisés entre les compositeurs Gounod et Nietzsche

 

Concordances et destins croisés entre les compositeurs Gounod et Nietzsche

NDLR. Le samedi le 15 septembre 2012, dans le cadre des Journées Européennes du Patrimoine, l’Ensemble vocal Loré(1) a donné, en l’église Notre-Dame des Passes, au Moulleau, un concert exceptionnel. A l’origine de cette belle prestation, se trouvait un membre de notre société, Jean-Claude d’Ozouville, qui nous a autorisés à publier les « confidences » qu’il a faites à l‘auditoire pour expliquer le concert qu’il venait d’entendre.

Pourquoi ce concert
« Après ces pages d’élégance, je suis convaincu plus encore que si l’une des fonctions de l’art – quel qu’il soit – est, comme le disait Picasso, de « « faire lever l’âme de la poussière de tous les jours », son devoir essentiel est, comme l’écrivait Romain Rolland, de supprimer la violence.
« Merci à l’Ensemble vocal Loré pour ce concert autour des compositeurs Gounod et Nietzsche, concert dont deux de mes objectifs furent dans le thème « Les patrimoine cachés » – thème de ces Journées européennes du patrimoine 2012 : de vous faire connaître une messe inédite de Gounod et de découvrir (ou redécouvrir) le Miserere mei Deus (Pitié pour moi, mon Dieu) du futur philosophe Nietzsche – Nietzsche dont je véhicule, dans mon portefeuille : « Donner à l’existence un sens esthétique, augmenter en nous le goût de la vie, c’est la condition préalable à la passion de la connaissance ».
« Aide-toi, le Ciel t’aidera » est la devise de mon ancien collège, l’École Saint-Elme d’Arcachon, mentionnée au cours de ce concert. Pendant mon adolescence, l’encadrement de cette école était assuré par les Dominicains. L’un des pères et professeurs, le R.P. Malbranque, ajoutait à cette devise, cette proposition : « Aide les autres, le Ciel t’aidera ».
« Cela rejoint ce qu’écrivait Nietzsche : « le meilleur moyen de bien commencer chaque journée est, à son réveil, de réfléchir si l’on ne peut pas ce jour-là faire plaisir au moins à un autrui » (dans le texte allemand « à un homme »).
« J’avais seize ans lorsque, le 22 juin 1958, le père Malbranque me remit, de la part (notamment) d’un autre Dominicain qui venait de décéder, un ensemble de partitions afin – je cite – « de les préserver » (parce que l’école avait des soucis financiers).
« Il s’agissait de partitions manuscrites signées par Gounod :
– le Cantique à Saint-Dominique (1893)
– la Messe n° 1 brève (soprano/ténor/ basse/orgue) sans Gloria composée en 1844 ou avant 1844. Gounod était alors âgé de vingt-six ans. Cette messe n’a été ni jouée ni chantée depuis plus de cinquante ans avant que l’Ensemble vocal Loré ne l’interprète en juin dernier à Paris puis en août à Stockholm. Cette œuvre est désormais intitulée Messe aux Dominicains.
« Je révèle donc en avoir été le détenteur dépositaire. À l’automne, je ferai restaurer et relier les seize pages du fragile manuscrit de la messe, tandis que des recherches seront effectuées sur le papier, l’encre et les similitudes avec un manuscrit de Gounod conservé à l’Université de Yale. Celui-ci, de 1844, ne contient que la partie pour orgue de la Messe n° 1. Ceci se fera avec les conseils d’un musée.
« Dès la fin de l’année, les originaux de ces deux manuscrits seront déposés aux archives de l’ordre des Dominicains à Sainte-Sabine de Rome, en accord avec le R.P. Cadoré, maître de l’Ordre. Des copies seront déposées à la Mairie d’Arcachon, à la Société historique et archéologique d’Arcachon et du Pays de Buch, à la Province dominicaine de Toulouse (qui détient les archives de l’ex-congrégation enseignante de l’Ordre des Dominicains), ce qui permettra de faire peu à peu revivre cette Messe n° 1, notamment en 2016 à l’occasion du jubilé de l’Ordre (800 ans d’existence).
« J’ajoute cette récente découverte : Gounod fit partie du Tiers-ordre Dominicain, ce qui ne l’empêchait donc pas d’être marié et père de famille.
« Si certaines pages musicales de Gounod sont des plus appréciées, il peut en être de même de plusieurs de ces phrases, telles : cette pensée « Rien par crainte, tout par amour » ; cet extrait d’une lettre de 1872, « Faire tout à coup au plus intime de soi-même l’expérience de la force tranquille et de la paix invincible », ou encore « La routine est une maladie chronique dont l’état aigu est le préjugé » (1873).

Le concert
Celui-ci avait débuté par une œuvre de Giovanni Pierluigi Palestrina (1525 ? – 1594) – Tribus miraculis (chœur et orgue). Avec talent et érudition, le chef Carlo Loré présenta ensuite toutes les œuvres interprétées. Voici ses riches commentaires.
Tout le monde connait Charles Gounod, né à Paris le 17 juin 1818 et mort à Saint-Cloud le 18 octobre 1893 après avoir écrit plus de 600 œuvres dont de très nombreuses messes, des oratorios, des opéras comme Faust ou Roméo et Juliette qui ont connu un succès considérable dès leur création, et le célèbre Ave Maria écrit sur le 1er prélude du Clavier bien tempéré de Bach.
Mais, le compositeur Nietzsche, est-ce la même personne que le philologue, philosophe et poète allemand né le 15 octobre 1844 à Röcken, en Saxe, et mort le 25 août 1900 à Weimar, en Allemagne ? Aussi étonnant que cela puisse paraître, c’est bien lui. On connaît sa maxime : « Sans la musique, la vie serait une erreur » ; mais on ignore que Friedrich Nietzsche n’a cessé de clamer cet aveu déconcertant : « J’aurais voulu être musicien ». Nous allons donc vous faire découvrir quelques-unes de ses compositions.
Deuxième particularité du concert : l’association de Nietzsche et de Gounod.
Bien que contemporains, ils ne se sont pas connus mais nous allons souligner quelques concordances et points communs illustrant leurs destins croisés.
L’un et l’autre ont séjourné à Rome et ont été profondément influencés par la musique de Palestrina. C’est pourquoi nous avons commencé ce concert par Tribus Miraculis, motet de ce grand maître italien de la renaissance.
Charles Gounod arrive à Rome en début d’année 1840, après avoir obtenu, à la troisième tentative, le premier Grand prix de Rome. Il est reçu à la Villa Médicis alors dirigée par Ingres. Concordance, car le père du compositeur, François-Louis, était lui-même peintre-pastelliste.
À la Chapelle Sixtine, Gounod découvre la musique de Palestrina : c’est un choc esthétique et éthique car il avait rejeté jusque-là toute la musique sacrée de son époque, la trouvant « exécrable ». Comme Palestrina, Gounod considérera que la musique d’église a pour vocation principale de mettre au premier plan le message de la foi et doit éviter tout effet apparent dans son expression.
Sous l’influence d’Henri Lacordaire, ancien avocat parisien ayant prononcé en 1840 ses vœux au couvent dominicain La Minerve de Rome, Gounod compose une messe dans le style de Palestrina. La Messe est jouée le 1er mai 1841 à l’église Saint-Louis-des-Français de Rome pour la fête du roi Louis-Philippe.
Nietzsche séjourne à Rome en 1882 et, en mai, il y rencontre Lou Andreas-Salomé qui va marquer sa vie. Nous en parlerons plus loin…
Cependant, dès 1860, à l’âge de 16 ans, il avait écrit, également sous l’influence de Palestrina, un Miserere.
La Messe de Rome écrite par Gounod est sans doute perdue. Mais, et c’est là la troisième particularité de ce concert, nous allons interpréter ce soir une Messe inédite de ce compositeur.
En effet, Jean-Claude d’Ozouville nous a fait l’amitié de nous confier une précieuse partition tirée de son fonds personnel ; sur la page de garde de cette partition, Charles Gounod a écrit : « Messe brève N° 1 (sans Gloria) – Soprano, ténor, basse avec accompagnement d’orgue. Sur ce manuscrit, Gounod a ajouté « donnée par moi en 1844 à mon ami l’abbé Ch. Gay ».
Gounod connaissait très bien Charles Gay, son camarade d’école au Lycée Saint-Louis de Paris, qu’il retrouva lors de son séjour à Rome. L’abbé, condisciple de Gounod dans la classe d’Anton Reicha, professeur au Conservatoire de Paris, aurait voulu être musicien ; il devint évêque de Poitiers en 1877. Gounod, musicien et compositeur, a songé un moment devenir prêtre. Destins croisés !
Si vous voulez en savoir davantage sur cette messe inédite, je vous engage à lire dans le programme, l’analyse demandée par Jean-Claude d’Ozouville au musicographe Denis Havard de la Montagne. Vous constaterez que les musicologues ont encore des recherches intéressantes à faire sur cette messe…
Voici donc cette Messe n° l – œuvre de jeunesse, sans doute composée en 1844 – année de naissance de Nietzsche : autre concordance(2) !

Nietzsche a commencé à composer des esquisses pour piano dès l’âge de 10 ans ; durant ses années de lycée, il ébauche un requiem, une messe, un oratorio de Noël et il n’a que 16 ans lorsqu’il écrit son Miserere à 5 voix mixtes.
À la manière d’Allegri, Nietzsche n’a harmonisé que les versets impairs du Psaume 51. Aussi, il nous a semblé naturel de restituer l’intégralité du texte en intercalant entre les versets harmonisés, les versets manquants, chantés en grégorien, tout comme dans la composition d’Allegri. Nous vous présentons donc une version originale et… particulière de ce Miserere(3).

C’est à Rome que le jeune Gounod rencontre Fanny Hensel, sœur de Félix Mendelssohn. Dans son journal, Fanny Hensel dépeint Gounod comme un artiste aimant la vie et brûlant d’une flamme juvénile. « Il se trouve toujours à cours d’expression quand il veut me faire comprendre quelle influence j’exerce sur lui et combien ma présence le rend heureux », écrit-elle. Mais elle ne répondra jamais à ses avances.
Pianiste admirable, elle joue les œuvres des compositeurs allemands et Gounod, qui pourtant croit les connaitre, en reçoit, par elle, une révélation foudroyante. Le Faust de Goethe était le sujet de longues discussions entre Gounod et Fanny Hensel. Elle analysait pour lui le caractère particulier de chacun des héros du roman.
On voit à quel point la rencontre de Fanny Hensel à Rome fut de toute première importance pour Charles Gounod. Sans elle, le Faust de Gounod aurait-il vu le jour ? Destins croisés !
Rendons hommage à cette femme remarquable, née à Hambourg le 14 novembre 1805 et morte à 42 ans, d’une crise d’apoplexie, le 14 mai 1847 à Berlin. Avec Clara Schumann, elle fait partie des rares femmes compositrices de renom du XIXe siècle, bien que son père et son frère l’aient empêchée de se consacrer totalement à sa passion, la musique. Le 16 juillet 1820, son père Abraham lui écrit : « La musique sera peut-être pour lui (Félix) une profession mais pour toi elle ne peut et ne doit être qu’un agrément »(5).

Les femmes ont joué un rôle important dans la vie de Gounod… Ainsi, son premier succès à l’Opéra est obtenu grâce à la participation de Pauline Garcia, épouse Viardot, dans Sapho. Sœur de La Malibran, Pauline est déjà une cantatrice adulée lorsque, en 1849, le chef d’orchestre François Seghers introduit Gounod dans le salon de celle-ci, salon qui est un haut lieu de rencontres artistiques. Elle le trouve charmant, noue des relations très amicales avec lui et lui fait découvrir le théâtre.
Nouveau choc pour Gounod qui, ensuite, sera toute sa vie écartelé entre d’une part la musique sacrée inspirée par sa foi et d’autre part l’opéra.
Pauline fait savoir à son ami Émile Augier que s’il écrit le livret d’un opéra dont la musique est confiée à Gounod, elle acceptera d’y participer. Ce fut Sapho, créé le 16 avril 1851 à l’Opéra de Paris avec Pauline Viardot dans le rôle-titre. Gounod qui jusque-là était assez peu connu des milieux musicaux eut ainsi son premier succès. Destins croisés !
Ayant renoncé à la scène en 1863, Pauline Viardot compose des mélodies et plusieurs opérettes sur des livrets de son inséparable ami Tourgueniev ; elle se consacre à l’enseignement du chant qu’elle dispense uniquement à des élèves de sexe féminin, au Conservatoire national de Paris. Son goût musical était très sûr car, outre Charles Gounod, elle a encouragé tout au long de sa carrière des jeunes talents, parmi lesquels Gabriel Fauré et Jules Massenet(6).

Évoquons maintenant les liens entre Charles Gounod et la Ville d’Arcachon. Le premier séjour de Gounod à Arcachon remonte à septembre 1859 ; il devient un habitué de la station où il poursuit ses relations privilégiées avec les frères dominicains fondateurs de l’École Saint-Elme. Il tient parfois l’orgue de la chapelle de l’école et dirige la chorale des élèves.
Le 7 mars 1893, sept mois seulement avant le décès de Gounod, à l’occasion de la Fête de saint Thomas d’Aquin, les élèves de Saint-Elme chantent l’office sous la direction du R.P. Couturier. Que chantent-ils ? D’après différentes sources, une Messe de Charles Gounod, composée en 1844 et, à l’issue de la messe, un hymne religieux à saint Dominique et à saint Thomas d’Aquin, composé peu de temps avant par Gounod pour ces élèves et dont c’est la première exécution.
Le nom du R.P. Couturier se retrouve sur la partition de ce Cantique à Saint-Dominique. Et pour que les concordances et destins croisés soient une nouvelle fois illustrés, il faut indiquer que le R.P. Couturier avait reçu, en 1884, des mains de Charles Gay, devenu évêque de Poitiers (et évêque inpartibus d’Anthédon, une ancienne ville grecque située au nord de Gaza en Palestine), le manuscrit de la Messe n° l, ce qui explique son exécution à Saint-Elme le 7 mars 1893.
Observons que cette Messe que vous avez entendue pour la première fois est un fil rouge dans les relations de Gounod avec les dominicains. En rencontrant à Rome, à l’âge de 22 ans, le grand Lacordaire, restaurateur en France de l’Ordre des dominicains, pouvait-il imaginer que près de 50 ans plus tard, sa Messe n° 1 serait remise pas son ami Charles Gay au R.P. Couturier, dominicain en charge de la chorale de Saint-Elme ? Concordances et destins croisés ! Voici dans toute sa simplicité musicale, ce Cantique à St-Dominique(6).

Après Rome et Palestrina, le second point commun entre Gounod et Nietzsche est la relation complexe et tourmentée que chacun d’eux a entretenue avec la foi religieuse.
De retour en France, Gounod est nommé maître de Chapelle des Missions étrangères. Il veut purifier les églises des musiques qui, selon lui, déshonorent les offices, et il se voue à la glorification du style palestrinien. En octobre 1847, l’archevêque de Paris l’autorise à porter l’habit ecclésiastique et il suit les cours de théologie au séminaire de Saint-Sulpice ; il songe sérieusement à entrer dans les ordres. Ses lettres sont alors signées « Abbé Gounod ».
Mais il est attiré par le monde de l’opéra et sa vocation religieuse ne dure que jusqu’en février 1848. Il écrit dans ses mémoires : « Je sentis au bout de quelque temps qu’il me serait impossible de vivre sans mon art et, quittant l’habit pour lequel je n’étais pas fait, je rentrai dans le monde ».
Cependant, malgré le succès de ses opéras, Gounod n’a jamais délaissé la musique sacrée qui constitue la majeure partie de son œuvre et surpasse de loin, en nombre, la production de tous les autres compositeurs français du XIXe siècle. D’ailleurs, il décède à sa table de travail, devant la partition de sa dernière œuvre, un Requiem qu’il compose à la mémoire d’un petit-fils.
Ses obsèques ont lieu dix jours plus tard à l’église de la Madeleine où, selon son vœu, une messe en grégorien est chantée avec le concours de Camille Saint-Saëns à l’orgue et de Gabriel Fauré à la tête de la maîtrise. Excusez du peu !
Qu’en est-il de Nietzsche ? Son père était un pasteur luthérien et sa mère, en s’opposant à sa passion pour la musique, aurait voulu qu’il le devienne aussi. Tout en composant dès l’âge de 10 ans, Nietzsche obéit : il délaisse la théologie pour la philologie, mais ne fera jamais d’études de philosophie. Certes, en 1882, dans Le gai savoir, Nietzsche annonce « Dieu est mort ». Il reprendra cette sentence dans « Ainsi parla (selon la traduction allemande) Zarathoustra », qui inspira à Richard Strauss son poème symphonique. Vous avez entendu son introduction au début du concert jouée par Suzana et Bruno Gousset.
Et pourtant, selon le poète et écrivain, Pierre Garnier : « Nietzsche n’oubliera jamais Dieu, même lorsqu’il aura hautement proclamé sa mort (…). À 45 ans, sur la fin de sa vie consciente, nous retrouvons la même prière (qu’à 20 ans), seulement plus véhémente et plus douloureuse :
Non ! Reviens avec toutes tes tortures
Vers le dernier de tous les solitaires
Ô reviens, reviens
Toutes mes larmes tombent vers toi,
Et la dernière flamme de mon cœur
Brûle pour toi !
Reviens, reviens,
Mon Dieu, mon inconnu ! Ma douleur ! Mon dernier bonheur ! »
Dieu est-il vraiment mort ?
En pleine crise religieuse dès sa jeunesse et cherchant une échappatoire entre savoir et croyance, Nietzsche voit dans la musique une troisième voie. Enfant prodige, adolescent surdoué, il se passionne plus spécialement pour le piano : il est un connaisseur averti de Chopin dont il joue la plupart des pièces pour piano, un excellent improvisateur et un auteur de compositions pour cet instrument.
Dans son ouvrage sur « Le toucher des philosophes » consacré à Sartre, Nietzsche et Barthes au piano, François Noudelman écrit : « C’est au piano que Nietzsche a éprouvé, essayé, développé les vibrations qui ont développé son caractère et ses pensées (…). Il y a alterné la douleur et la joie, la mesure et l’excès, la nuance et la puissance. Le piano fut donc plus qu’un instrument pour Nietzsche car (…) il a été le lieu sonore au sein duquel le musicien philosophe a défini ses valeurs, ses échelles et ses intensités.»
Joués par Bruno Gousset, nous écoutons trois pièces pour piano de Nietzsche(7).

Avec la découverte, en 1865, du grand livre de Schopenhauer – Le monde comme volonté et représentation, c’est une autre idée de la philosophie qui s’offre à Nietzsche : une philosophie qui cherche dans l’art – et surtout dans cet art suprême qu’est la musique – une consolation aux tourments de l’existence. Nietzsche croit même voir l’incarnation parfaite de ce projet dans la musique de Richard Wagner, qu’il découvre en 1868. Coup de foudre pour les deux hommes qui vont se rencontrer 23 fois en 3 ans au domicile de Wagner. Destins croisés ! Nietzsche lui dédie son premier livre, paru en 1872 – La naissance de la tragédie.
Voici une transcription pour 4 voix mixtes du Chœur des pèlerins, extrait de Tannhäuser, opéra créé en 1845 à Dresde sous la direction de Wagner(8).

C’est en 1876 que Nietzsche rompt avec Wagner, et cette date n’est pas indifférente. C’est en effet l’année du premier festival de Bayreuth, lieu de rendez-vous des grands de ce monde qui consacrent Wagner comme le pontife du nouvel art allemand. Le philosophe Michel Onfray fait ce commentaire pour expliquer le ressenti de Nietzsche : « L’utopie philosophique d’une renaissance par le drame musical a accouché d’une surprise-partie mondaine ».
Par la suite, Nietzsche s’élèvera contre le christianisme exacerbé de Parsifal créé en 1882 à Bayreuth, En mai 1888, quelques mois avant de sombrer dans la folie, Nietzsche écrit Le Cas Wagner. Il feint de s’interroger : « Wagner est-il vraiment un homme ? N’est-il pas plutôt une maladie ? Il rend malade tout ce qu’il touche » ; « il a rendu la musique malade ».
Hargneux, il récidivera un an plus tard avec un nouveau livre : Nietzsche contre Wagner. Destins décroisés !…
Détourné de Wagner, de la lourdeur des thèmes et des sentiments développés dans ses opéras, Nietzsche, a contrario, exalte la gaieté de Carmen et affirme : « Il faut méditerranéiser la musique ». Il s’entiche de Georges Bizet : « sa musique est la seule que je supporte encore. Il me semble que j’assiste à ma naissance ».
Gounod, son aîné de vingt ans, prendra Georges Bizet (Paris, 25 octobre 1838 – Bougival, 3 juin 1875) sous son aile protectrice. Il a été son répétiteur et a joué un rôle important dans sa formation de musicien.
Bizet a travaillé pour Gounod, assurant, à la demande de celui-ci, des transcriptions et des arrangements. Il a toujours pris le parti de Gounod qu’il admirait sans réserve et lui demeurera toujours reconnaissant pour son soutien et son amitié. Lorsque Bizet meurt, à trente-six ans, Gounod prononcera son éloge funèbre sans pouvoir le terminer, submergé par l’émotion.
De Bizet, nous écoutons Le Matin par Sabine Revault d’Allonnes accompagnée par Bruno Gousset. Puis 3 extraits de Jeux d’enfants pour piano à 4 mains, joués par Suzana et Bruno Gousset : successivement Trompette et tambour ; Petit Mari, petite femme et Le al(9).

Camille Saint-Saëns, (Paris, 9 octobre 1835 – Alger, 16 décembre 1921) fut un autre disciple de Gounod. Il recevra ses conseils et lui servira d’assistant. Nous avons évoqué la présence de Gounod à Saint-Elme d’Arcachon le 1er novembre 1892 ; l’année suivante, c’est Saint-Saëns qui préside la distribution des prix de cette école.
En 1854, Berlioz dira : «  À part Saint-Saëns qui a dix-neuf ans et Gounod qui vient d’écrire une très belle Messe (Sainte Cécile), je ne vois rien qui sorte de l’ordinaire à Paris ».
En 1877, Camille Saint-Saëns dédie à Gounod Samson et Dalila, son opéra le plus apprécié. Il lui a également dédié son opus 68 dont nous allons chanter une des deux pièces :  Calme des nuits.
Aux funérailles de Gounod, c’est Saint-Saëns qui tiendra l’orgue et prononcera quelques paroles, « à titre de disciple » dira-t-il, pour rendre un dernier hommage à celui qu’il nommait « l’éducateur artistique de sa génération »(10).

Nietzsche a écrit une quinzaine de lieder, parfois sur ses propres textes. Ses premières compositions épousent le style romantique de son temps ; certaines témoignent de l’influence de Schumann. Sabine Revaut d’Allonnes, accompagnée par Bruno Gousset, interprète successivement Verwelkt (Fané) écrit sur un poème de Petöfï, considéré comme le poète romantique national de la Hongrie, Junge Fischerin (Jeune pêcheuse) sur un texte de Nietzsche et Aus des Jungendzeit (De la jeunesse…), texte de Friedrich Ruckert dont quelques poèmes ont été mis en musique par Gustav Manier, notamment les Kindertotenlieder(11).

Nous célébrons cette année le centenaire de la mort de Jules Massenet (né à Montaud, aujourd’hui un quartier de Saint-Étienne, 12 mai 1842 – Paris, 13 août 1912). Lui aussi, très sensible aux sujets religieux, il a souvent été considéré comme l’héritier de Charles Gounod. Après la première de son opéra Le Cid, Gounod, en le félicitant, lui aurait dit : « Viens dans mes bras, embrasse Papa !… ». La presse s’en empara et méchamment surnomma Massenet: « La fille de Gounod ».
Nous allons vous présenter un extrait de Marie-Magdeleine, sans doute son plus bel oratorio sacré. Voici une adaptation pour solo et 4 voix mixtes du Notre Père(12).

En mai 1882, Nietzsche rencontre à Rome sa seconde grande passion humaine après Wagner : Lou Andréas-Salomé. (12 février 1861 à Saint-Pétersbourg – 5 février 1937 à Gôttingen). Par l’intermédiaire du philosophe Paul Rée qui est amoureux d’elle, il fait sa connaissance dans la basilique Saint-Pierre de Rome. Elle a 21 ans, elle est resplendissante et cultivée et tous ceux qui croisent son chemin, hommes ou femmes, tombent sous son charme. Le lendemain, il lui demande de l’épouser, en lui proposant… un mariage de deux ans ! Elle refuse mais tous les trois vivront pendant quelques mois une communauté intellectuelle toute platonique.
On peut indiquer que cette femme singulière a consacré les 25 dernières années de sa vie à la psychanalyse et qu’elle a transmis à Freud des connaissances venant de son ami Friedrich. C’est sur un texte de Lou Andréas-Salomé que Nietzsche écrit L’Hymne à la vie qui sera édité à compte d’auteur en 1887 (dans une orchestration de Peter Gast). Le début du texte dit ceci :
Certes, comme on aime un ami
Je t’aime, vie énigmatique,
Que tu m’aies fait exulter ou pleurer,
Que tu m’aies apporté bonheur ou souffrance.
Dans Ecce homo, son autobiographie parodique rédigée en 1888, Nietzsche exprime le souhait que cet hymne soit chanté un jour en sa mémoire. Ce que nous allons faire(13) !

Il nous faut maintenant évoquer le troisième point commun entre nos deux compositeurs : au cours de leur vie, tous deux ont été frappés de désordres psychiques.
La maladie mentale de Nietzsche a donné lieu à de nombreuses analyses et hypothèses : syphilis, mélancolie, psychose maniaco-dépressive dont il aurait souffert à cause de la mort de son père lorsqu’il avait 5 ans et qui, toute sa vie, a accompagné son œuvre et sa pensée. Pour certains, cette maladie est tout simplement le propre du génie… Le 3 janvier 1889, juste au moment où il sort de la maison qu’il habite à Turin, Nietzsche voit un cocher s’acharner avec brutalité sur son cheval : envahi par la pitié, il se jette en sanglotant au cou de l’animal, puis s’effondre. Il est interné le 17 du même mois à la clinique psychiatrique de l’Université d’Iéna. Le reste de sa vie, jusqu’à sa mort le 25 août 1900, n’est qu’une longue apathie.
Et Gounod ? Dans une de ses correspondances au journaliste et critique musical, Léon Escudier, du 8 octobre 1858, Berlioz commente en ces termes la troisième crise de Gounod : « Tu sais sans doute le nouveau malheur qui vient de frapper la famille Zimmermann (la belle famille de Charles) : ce pauvre Gounod est devenu fou, il est maintenant dans la maison de santé du docteur Blanche, on désespère de sa raison ».
Quelques années plus tard, suite à une nouvelle crise de dépression, il abandonne son projet d’opéra, Francesca da Rimini, d’après l’Enfer de Dante. Déprimé, comme Faust l’est profondément par son inaptitude à atteindre l’accomplissement par le savoir, au point de vouloir se suicider.
En 1874, c’est encore le Docteur Blanche qui le tire des griffes de Georgina Weldon (1837-1914) chez laquelle Gounod s’était installé, en Angleterre, depuis la capitulation de Napoléon III, en 1870.
L’activité débordante de Georgina Weldon, soprano, compositrice, activiste pour le droit des femmes, fondatrice d’œuvres de bienfaisance et d’une société chorale, semble avoir mené Gounod au surmenage et à une nouvelle dépression. Gounod la quitte subitement et revient en France.
Mais auparavant, en 1872, Georgina Weldon avait chanté à Paris les parties solistes de Gallia, une élégie biblique écrite par Gounod en 1871 à la demande de l’Administration de l’exposition internationale de Londres.
Après la défaite de 1870, Gallia (La Gaule) semble être une exaltation patriotique à revenir vers la prière. Nous terminons ce concert par un extrait de cette œuvre : « ô vous tous, qui passez sur la route, voyez mes pleurs… »(14).

Jean-Claude d’OZOUVILLE et Carlo LORÉ

Pour conclure de belle manière son concert, l’Ensemble Loré interpréta le célèbre Ave Maria de Charles Gounod.

NOTES
1) Quatre professionnels de la musique et vingt-six bénévoles, toutes et tous venus de Paris et de la Région parisienne, unis par l’enthousiasme de transmettre.
2) Charles François Gounod (1818-1893) : Messe brève n° 1 en la bémol majeur – Chœur à trois voix et orgue.
3) Friedrich Nietzsche (1844-1900) : Miserere NWV 65 – chœur à cinq voix et orgue
4) Fanny Hensel (1805-1847) : Abschied – Choeur a capella – Poème de Joseph von Eichendorff
5) Pauline Viardot : Le rêve de Jésus    – Soprano et piano – Poème de Stéphan Bordèse.
6) Gounod : Cantique à Saint-Dominique – Voix et orgue – Paroles du R.P. Lhermite.
7) Friedrich Nietzsche : pièces pour piano Da geht ein Bach (Là, coule un ruisseau) – NVW 10, Im Mondschein auf der Puszta (Au crépuscule sur la Puszta) – NVW 11 et Aus des Czarda (De la csarda) – NVW 13b.
8) Richard Wagner (1813-1883) : Chœur des pèlerins – Chœur et piano.
9)  Georges Bizet : pièce pour piano à 4 mains, Le matin opus 21 N° 2 – soprano et piano – Poème anonyme et Jeux d’enfants (trois extraits).
10) Camille Saint-Saëns : Ave verum en mi bémol majeur, chœur a capella – Calme des nuits, opus 68 N° 1, chœur et piano, poème anonyme.
11) Friedrich Nietzsche : lieder, soprano et piano Vervwelkt NWV 24, poème de A. Petöfi, Junge Fischerin NWV 29, poème de Friedrich Nietzsche, Aus der Junggendzeit NWV 8, poème de Friedrich Rückert.
12) Jules Massenet : Notre Père – soprano, chœur et orgue.
13) Friedrich Nietzsche : Hymnus an das leben NWV 42, chœur et piano, poème de Lou Andreas-Salomé
14) Charles Gounod : O vos omnes (Ô mes frères – extrait de Gallia) Soprano, chœur et piano. L’oratorio Gallia fut joué à Arcachon à l’Éden-Théâtre le 27 février 1886.

Extrait du Bulletin n° 154 (4e trimestre 2012) de la Socit historique et archéolgique d’Arcachon et du Pays de Buch.

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