C’était en février 1915

C’était en février 1915

Les articles proposés ce mois-ci sont extraits de deux semaines différentes de La Vigie républicaine : ils permettent d’illustrer le thème de la tranchée, à travers les paroles d’une chanson, un poème, et un récit écrit par « Mireille », pseudo déjà rencontré d’une infirmière de l’hôpital bénévole du Grand-Hôtel d’Arcachon. Celui-ci nous permet de retrouver « Sidi », le tirailleur (« Fantôme Noir ») censé être venu passer huit jours de convalescence dans ce qu’il considère être sa « maison », après une nouvelle blessure au front et des soins dans les hôpitaux militaires de Nantes et de Bordeaux. Comme les autres combattants du front occidental depuis la fin de la guerre de mouvement, Sidi a donc connu l’univers de la tranchée (voir la photo de tirailleurs sénégalais dans l’une d’elles), et la description qu’il en fait vient compléter les éléments que l’on trouve dans les deux autres sources littéraires. Plutôt qu’un témoignage direct, le journal a en effet choisi le truchement poétique pour faire découvrir aux lecteurs du Bassin la vie des soldats dans cette nouvelle forme de guerre, empruntée d’ailleurs à des techniques médiévales, et déjà expérimentée pendant la Guerre de Sécession américaine. Il a peut-être voulu ainsi déjouer la censure qui sévit depuis le début de l’année 1915 : pourtant, nous voyons bien, avec le gros blanc qui apparaît en haut à droite, qu’un morceau de l’article a été coupé par elle, le cliché ayant été gratté à l’imprimerie avec un outil spécial, « l’échoppe ». À Arcachon, comme sur chaque place d’armes, une commission locale a été mise en place, présidée par le capitaine de Vaucroze (300 en France, plus de 5 000 censeurs). L’un des buts du ministère de la Guerre est de dissimuler une partie des graves réalités du front, afin de maintenir le moral des poilus et celui de leur famille. Ici, peut-être le récit rapporté de Sidi abordait-il des détails trop sensibles ? Les soldats appellent cela « le bourrage de crâne », et l’arrière se sent peu à peu grugé par une presse propagandiste (les « bobards »).

C’est vrai, La Vigie semble concourir à ce qu’on peut appeler le front patriotique de l’information : Sidi s’exclame « Très beau les tranchées ! » ; et il est censé vouer un véritable culte à sa « patrie d’adoption » ; le poème nous présente des soldats «robustes» et « vigoureux », qui «combattent » «avec entrain», « ne se plaignent pas », « ont même l’air heureux» ; la chanson nous l’affirme, « on n’éprouve nulle épouvante », « on s’élance dans la bataille à la française ! crânement ! » (seule allusion de ces textes à l’assaut hors de la tranchée). Rappelons-nous que l’offensive et la percée sont les leitmotivs de l’armée, surtout en 1915, car on croit encore gagner rapidement : « Demain, nous serons vainqueurs » dit la chanson, « quand avril sourira », « la guerre finira» dit le poème. L’affirmation d’une guerre courte aide à supporter la « détresse » (poème) : « encore quelques mois de souffrance », prédit-il.

En effet, en y regardant bien, plusieurs types de souffrance apparaissent clairement dans les textes, et donc aux yeux des lecteurs. L’enthousiasme supposé de 1914 a laissé la place au simple «fais ton devoir ! debout conscrit » (chanson). Insensiblement, on passe comme disent les historiens, du consentement à la contrainte. Le vacarme assourdissant des armes (« grenades et mitraille ») et de l’artillerie est souvent évoqué, ne serait-ce que par des onomatopées maladroites : « pan pan » dit Sidi, « boum !! le canon ! », dit la chanson, qui cite aussi le « fracas du bombardement ». Et pourtant, l’artillerie n’est pas encore très développée en 1915, surtout du côté français, et elle n’occupe pas encore le premier rôle comme à Verdun ou sur la Somme en 1916. De plus, les gaz n’ont pas encore été utilisés (les premiers en avril 1915). Les conditions seront donc encore plus dures ensuite. On comprend que l’essentiel du temps se passe à attendre et à guetter l’ennemi pour lui tirer dessus, en restant à l’affût : c’est l’objet du premier couplet de la chanson, et Sidi dit : « Nous couchés, pas être vus. » Il décrit très bien également les opérations nocturnes en avant des tranchées pour cisailler les barbelés et surprendre l’ennemi dans son sommeil dans sa propre tranchée. C’est peut-être la description du combat au corps à corps qui a été censurée…

Les difficultés liées à l’environnement sont aussi mentionnées : les poilus doivent dormir sur le sol (« marne » ou « granit ») et supporter les intempéries de l’hiver (« temps rigoureux », « ciel noir et froid »). Ils se déshumanisent, se voient comme des animaux « blottis dans leur terrier humide » (poème) ; c’est naturellement encore plus accentué dans la description de l’ennemi : « Ils se terrent comme des taupes ! Puants putois ! Fourbes renards ! » (chanson). Animaliser l’ennemi, c’est aussi s’encourager à le combattre, au risque de devenir soi-même bestial, c’est le phénomène de « brutalisation » des soldats, bien étudié maintenant par les historiens : « On voudrait mordre, on a la rage de bouffer le nez d’un bochard ! », dit la chanson en utilisant l’argot des tranchées.

Devant de telles conditions inhumaines, rien d’étonnant à ce que le moral soit en réalité bien bas : « On rage, on a la noire ou le cafard », dit la chanson, sous un ciel « manteau de tristesse », dit le poème. On pleure les camarades morts. Alors que faire pour tenter d’atténuer cette douleur ? Les textes proposent plusieurs échappatoires : la prière (une seule allusion), le sommeil ou plutôt la rêverie, qui vous font tout oublier pendant un moment (« chimère ») ou penser aux êtres chers (famille, épouse, « petit », vieille mère, le Grand-Hôtel pour Sidi, comme s’il n’avait pas de famille !). La chanson elle-même est un remède, et nul doute que « les gais refrains du régiment » réchauffent les cœurs par la camaraderie. On notera toutefois que ni le vin ni l’alcool ne sont mentionnés, ni même le courrier…

Armelle BONIN-KERDON

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