C’était en février 1916

C’était en février 1916

La chronique de ce mois nous transporte dans un nouvel univers, celui du front méditerranéen austro-serbe. Elle nous montre l’implication militaire du Bassin d’Arcachon sur place à travers les actions de ses chalutiers réquisitionnés par la marine de guerre, mais aussi son implication à distance en tant qu’« arrière » accueillant des réfugiés civils. Les deux journaux locaux, La Vigie républicaine comme L’Avenir d’Arcachon, se font l’écho le 27 février de la citation du Pétrel II et de son patron pour des faits d’armes de la fin janvier 1916 sur la côte albanaise. Sur la carte postale1 qui représente le navire, on aperçoit la croix de guerre ornant sa cheminée. Ainsi nommé à cause de deux autres chalutiers du même nom (le « 1 », du Havre, et le « 3 », de La Rochelle), le Pétrel II a joué comme eux un rôle de patrouilleur auxiliaire de 1915 à 1919 auprès des unités navales italiennes, françaises et britanniques, face à la flotte austro-hongroise de l’Adriatique. Les deux communiqués sont ici laconiques sur la nature exacte et le lieu précis des exploits des « vaillants marins » ; c’est normal dans une presse soumise à la censure.

Pour comprendre ces derniers, il faut d’abord en éclairer le contexte, la « terrible situation où se trouve actuellement le peuple serbe » en ce début 1916, sur laquelle nous alerte L’Oeuvre des enfants serbes dans une lettre publiée par La Vigie républicaine le 6 février. « Détresse », morts de « faim » et de « froid », sont les termes employés pour apitoyer les Arcachonnais et les inciter à verser des dons en nature ou en argent, ou à participer au gala de charité et à la tombola organisés au Grand-Théâtre municipal. La recette servira à accueillir au Sanatorium du Moulleau des enfants malades réfugiés. Souffraient-ils du typhus ou du choléra, comme une bonne partie des réfugiés ? Afin de bien expliquer le dénuement de la population, une conférence est même donnée lors du gala par le consul de Serbie à Bordeaux. Nul doute que celui-ci a alors décrit la déroute de l’armée serbe devant les forces unies de l’Autriche-Hongrie et de la Bulgarie, entrée en guerre auprès des empires centraux en octobre 1915. Gageons que c’est ce qu’on trouve aussi dans l’Ode à la nation serbe de Gabriele D’Annunzio, qu’il envoie à ses amis arcachonnais pour les sensibiliser au malheur du pays (voir la première de couverture de la brochure). À partir de décembre, les soldats fuient avec les civils de tous âges à travers les montagnes enneigées, sans ravitaillement, et tentent de gagner la côte adriatique par l’Albanie2, sous les bombes des avions ennemis. C’est pourquoi leurs alliés les secourent en leur apportant des vivres et les évacuent vers l’île grecque de Corfou : le Pétrel en fait partie.

Le président du Conseil Aristide Briand décide l’opération le 5 janvier. Comme les autres navires, le Pétrel effectue des navettes entre le port italien de Brindisi et la côte albanaise. Les chalutiers sont très utiles dans ce type d’action : assez petits pour rejoindre les ports difficiles d’accès comme Saint-Jean de Medua, de surcroît encombrés d’épaves et de mines, ils assurent aussi la protection des autres transports contre les sous-marins ennemis, notamment grâce à leurs filets. Fin janvier, le Pétrel, sous le commandement de l’enseigne de vaisseau Couillaud, intervient de conserve dans ce port avec le chalutier Marie Rose (« autre chalutier qui était avec lui »). Le journal évoque en fait deux rotations successives effectuées par les deux navires : l’une du 20 au 22 janvier, l’autre du 23 au 24, juste avant l’arrivée des Autrichiens sur place le 25. Il mentionne des évacuations de matériel de guerre : en effet, d’après l’ouvrage du commandant Émile Vedel et le témoignage de l’enseigne de vaisseau Augé, sur la Marie Rose, la première mission permet d’embarquer, sous une tempête glaciale, 18 pièces de 75, trois obusiers de 100 et une centaine de caisses de projectiles. La deuxième, dans de meilleures conditions météorologiques, se charge de quatre pièces de 75, deux voitures radiotélégraphiques, mille fusils neufs, de centaines de caisses de munitions ainsi que de harnachements.

Il est étonnant que le journal n’aborde pas du tout le sauvetage des hommes, soldats comme civils, qui a dû être, autant sinon plus, la fierté de ces « vaillants marins arcachonnais ». Les deux navires furent les derniers à quitter Saint-Jean de Medua, et Augé précise : « Nous étions le dernier espoir de ces malheureux. » Il décrit la cohue indescriptible de la foule essayant d’embarquer, et qu’on est obligé de discipliner par la violence. Les images des réfugiés des guerres actuelles nous fournissent de quoi imaginer ces scènes de bousculade désespérée sur le wharf vermoulu du petit port… Finalement, la première évacuation embarque environ 100 personnes sur le Pétrel et 200 sur la Marie Rose, « de tous grades et de toutes conditions ». Il en restait environ 1 500 ! Pour l’ultime évacuation, les deux jeunes commandants décident d’emmener tout le monde : pour ce faire, la Marie Rose prend en remorque trois vieilles goélettes, et le Pétrel un grand chaland. C’est à la sortie du port qu’effectivement, comme le suggère le journal, une torpille est tirée par un sous-marin ennemi, mais heureusement elle rate ses cibles et explose contre le rivage. Le 1er février, le Pétrel continue sa mission en allant chercher des Serbes dans le port de Durazzo, avant l’arrivée des Autrichiens le 9, mais son chalutier frère le Jean Bart est touché par une torpille. Le 15, le paquebot le Memphis saute sur une mine à l’ouest du chenal de Durazzo : 49 hommes sur 54 sont sauvés, notamment grâce au Pétrel. On voit que jusqu’à la fin du transport des Serbes (en tout 140 000 soldats à Corfou, 12 000 évacués civils), ce dernier fut opérationnel. Il participa ensuite à leur transfert de Corfou à Salonique via l’île voisine de Céphalonie, où il était basé dans le port d’Argostoli.

Armelle BONIN-KERDON

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  1. In Patrick Boyer, Jean-Pierre Caule, Jean-Michel Mormone, 1914-1918 .Le Bassin d’Arcachon, SHAAPB, 2008, p. 136.
  2. Voir les ports de Saint-Jean de Medua et de Durazzo sur la carte.

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