C’était en juin 1914

C’était en juin 1914

 

Comme nous le voyons à travers ces trois colonnes extraites de trois numéros différents de La Vigie républicaine d’Arcachon, le mois de juin 1914 est entièrement focalisé en France sur le débat autour de « la loi des trois ans », votée pourtant depuis le 7 août 1913 (voir les chroniques de mars et d’avril derniers), et qui a allongé la durée du service militaire d’un an par rapport à la loi précédente de 1905. Cette dernière avait déjà supprimé toutes les exemptions au service militaire et avait donc établi ce que le président du conseil René Viviani appelle le 16 juin « l’égalité de tous les citoyens devant l’impôt du sang » (voir en bas de la colonne de droite).

Il avait paru nécessaire de revenir à une durée de trois ans, celle de la loi militaire de 1889. Le texte en bas à gauche, emprunté par La Vigie au journal national le Temps, nous en explique bien la raison : il s’agit pour la France d’égaler – ou du moins d’approcher – les effectifs capables d’être mobilisés par l’Allemagne. Cette dernière ne cesse de voter des crédits supplémentaires pour augmenter ses moyens en matériel mais aussi en hommes, en arguant de l’alliance franco-russe qui l’encercle (« effort militaire puissant » d’un « pays voisin » dit René Viviani dans son discours devant la Chambre). La course aux armements se double donc d’une course aux ressources humaines. La guerre est implicitement considérée comme inévitable. Nous constatons dans le texte écrit par un membre du Conseil supérieur de la guerre, que malgré ses efforts de la loi des trois ans, la France n’arrive pas à l’équilibre, puisqu’elle conserve un déficit d’environ 75 000 hommes. Il est vrai qu’elle pâtit d’un gros différentiel démographique (de 25 millions d’habitants environ). Elle espère compter sur ses alliés, comme on le voit avec le rappel de l’amitié franco-britannique dans le paragraphe « notre alliance et notre entente » : une allusion est faite à la « récente visite » du roi George V à Paris en avril pour le dixième anniversaire de « l’entente cordiale ».

Pourquoi remettre sur le tapis en juin 1914 cette loi, qui semble faire l’unanimité, si on en croit la fin du document ? Parce qu’elle a figuré en bonne place dans la campagne électorale d’avril, que nous avions étudiée dans ses implications locales. En effet, la gauche radicale et surtout socialiste voulait la remettre en cause ou du moins la réformer. Or nous savons qu’elle a gagné les élections. C’est donc logiquement que, après la démission du gouvernement Gaston Doumergue adossé à la précédente législature, le président de la République Raymond Poincaré appelle un de ses représentants comme président du conseil (premier ministre). Dans ce cadre, le socialiste indépendant René Viviani, demande un vote d’investiture aux députés le 16 juin 1914, comme on le voit ici : une partie de sa déclaration est reproduite dans la colonne du milieu, et une partie de son discours dans la colonne de droite (à partir du Journal officiel). On s’attend à ce que conformément à ce qui a été dit pendant la campagne électorale, il demande l’abrogation de la loi, ou du moins de fortes modifications.

En fait, il n’en est rien si on lit bien le document. En cela, il se démarque des socialistes unifiés (SFIO) qui, derrière Jean Jaurès, continuent à s’opposer à la loi des trois ans et réclament des milices populaires armées et une rationalisation du système des réserves, dans la tradition des levées en masse révolutionnaires (voir l’ouvrage de Jean Jaurès publié en 1910, l’Armée nouvelle). C’est pourquoi Jean Jaurès l’interpelle durant son discours d’investiture et tente de le mettre dans l’embarras.

Certes, René Viviani reconnait que la loi n’est pas « intangible », ce qui suscite des applaudissements sur les bancs de la gauche, car c’est laisser supposer qu’elle pourra être abrogée. Mais il se présente comme un pragmatique pour qui la loi est devenue « un fait ». De facto elle permet, il le dit, une certaine « correspondance » de forces entre la France et l’Allemagne, dans un but purement défensif (« assurer la défense du territoire », respect du « droit universel »). En somme, la loi n’est pas parfaite mais elle a le mérite d’exister : il en propose donc « l’application exacte et loyale ». C’est donc un revirement complet de sa part, à mettre sur le compte de la situation tendue du printemps 1914 et du réalisme qu’elle impose à ceux qui arrivent aux affaires. Il annonce l’Union sacrée d’août 1914.

Néanmoins, pour donner des gages à sa gauche, il précise bien que la loi est en elle-même insuffisante et qu’elle devra être complétée, notamment par la mise sur pied systématique d’une préparation militaire de la jeunesse (du type de Tout pour la patrie à Arcachon, dont nous aurons l’occasion de reparler). Nous savons aussi par ailleurs que l’application de la loi pose des problèmes d’encadrement (nombre insuffisant d’officiers et sous-officiers) et des problèmes sanitaires dans les casernes. Enfin, sa mise en œuvre coûte cher, c’est pourquoi René Viviani précise sa politique fiscale : un emprunt, l’impôt sur le revenu enfin mis en place, et même un impôt sur le capital !

Armelle BONIN-KERDON

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