C’était en septembre 1915

C’était en septembre 1915

La chronique de ce mois-ci aborde la dernière grande manifestation artistique de la saison, annoncée le 19 septembre, donnée le 26 dans le cadre de la chapelle Saint-Elme et commentée le 3 octobre 1915. Ce sont donc des extraits de trois numéros successifs de La Vigie républicaine d’Arcachon qui vous sont proposés. Certes, nous sommes toujours dans le cadre d’un spectacle au profit des hôpitaux militaires d’Arcachon, organisé par Mme Veyrier-Montagnères, mais cette fois, seuls ceux de la Croix-Rouge sont concernés, dont elle s’occupe directement. Étrangement, l’hôpital complémentaire n° 28, installé dans le collège Saint-Elme, n’est même pas cité dans les articles, alors que le concert de piano dont il est question ici, a lieu dans sa propre chapelle. On ne peut que s’interroger sur les relations qui existaient pendant la guerre entre hôpitaux militaires de différents statuts… Mais tel n’est pas l’objet de notre étude : elle portera sur ce nouveau type d’événement culturel lié à la guerre, en comparaison avec les deux précédents (chroniques de juillet et août 1915/2015).

Le pianiste « Maître » Francis Planté est alors célèbre pour sa virtuosité (« doigts féériques ») : à 76 ans, il a une grande carrière internationale derrière lui. Il est censé avoir « dit un adieu définitif à la vie artistique publique », depuis la mort de sa femme en 1909, mais il ressent le besoin d’être utile en tant que père et grand-père de mobilisés. Retiré à Saint-Avit depuis 1896, il redevient maire de cette commune pendant la guerre, et fonde deux œuvres patriotiques landaises : le Noël des soldats et le Convoi auxiliaire d’ambulances automobiles. Il préside aussi le Comité départemental d’assistance aux militaires tuberculeux. Ici, la « manifestation musicale » qu’il propose à ses voisins arcachonnais est tout simplement une autre forme de participation à l’effort de guerre, sur le front culturel cette fois. Il donne 36 concerts entre 1914 et 1918.

Le choix du programme se veut adapté à la situation : le journal écrit que les morceaux sont « appliqués aux sentiments qui nous animent tous ». Planté écrit qu’on ne doit trouver « rien de disparate avec nos sentiments actuels ». On est loin de la composition éclectique des deux précédents spectacles du Théâtre de la nature et de leurs aspects tapageurs dus en partie au choix du vedettariat. L’heure est à la gravité du deuil (les cœurs palpitent de la « même angoisse ») et l’« austérité des voûtes de pierre » du « sanctuaire » y incite également. Planté a pour habitude de présenter son programme à l’avance et de le bâtir en trois parties. C’est le cas ici, et l’on retrouve dans l’édition du 26 septembre la partie consacrée au genre descriptif, ainsi que la partie « épopée finale » avec Beethoven.

Toutefois, la première partie apparaît comme l’expression la plus originale des circonstances présentes, alternant poésie et tristesse du deuil (comme dans le Chant élégiaque de Frédéric Chopin), avec des allusions au combat guerrier. Le pianiste aimait les airs de fanfares militaires et avait joué avec la Garde républicaine en 1905-1906. Ici, ses commentaires mettent l’accent sur les passages évoquant la guerre : la Grande Ballade de Liszt fait entendre « le tumulte des combats », il en est de même de la Fantaisie de Frédéric Chopin au « début martial ». Il choisit aussi de jouer une œuvre d’un soldat mort au combat en 1914, Albéric Magnard, qui résonne du souvenir de deux sonneries militaires. Ce faisant, on voit bien son désir de partager avec les spectateurs leur expérience intime et celle de leurs proches, d’entretenir la flamme du patriotisme.

Le concert a lieu dans une chapelle, où l’artiste, lui-même très croyant, souhaite apporter à son « audition artistique un caractère très spécial, recueilli », l’intitulant « concert spirituel ». Certes, on peut expliquer trivialement ce terme par sa signification religieuse, et le programme l’est par deux morceaux de son ami Frantz Liszt, dont une œuvre très difficile La légende de Saint-François de Paule marchant sur les flots. En réalité, comme on le voit dans le commentaire du 3 octobre, ce type de concert revêt un aspect très spécifique. À la fin du XIXe siècle, installer un piano dans une église pour une audition publique était insolite voire incongru, et les évêchés y étaient fort réticents, sauf pour des concerts de charité et des lieux de dimension modeste. C’est bien le cas ici et la guerre de 1914 a certainement contribué à banaliser ce genre de manifestations.

La mise en scène de Planté lui confère une originalité supplémentaire, hors de toute mondanité, qui a dû contribuer à cette banalisation, en rassurant l’institution ecclésiastique (« respect pour le lieu saint »). D’après lui, elle a déjà cours à Paris ; il l’aurait inventée à Pau dans les années 1890 ; c’est ce qu’on appelle l’audition aveugle, puisque le pianiste est invisible du public, caché par des plantes vertes. Il souhaite ainsi reporter toute l’attention de ce dernier sur la musique. Le journal insiste sur la « modestie » qu’une telle attitude révèlerait chez l’artiste, il semble aussi que ce dernier ait peu goûté les longs applaudissements et rappels, qu’un tel dispositif lui épargne aisément. Comme le dit l’article du 3 octobre, « il ne veut pas se donner en spectacle », pas plus que le public assistant au concert. Ici, pas de tribune officielle, pas d’ostentation, un « public silencieux », « une foule choisie, discrète ». « Sourires », « léger signe de tête » comme salut, sont les seuls éléments de communication tolérés par les codes sociaux requis. Bien sûr, ils sont requis par la solennité du lieu et de l’événement. Mais il faut souligner en conclusion que ce n’est sans doute pas le même public que celui convié en juillet et en août au Théâtre de la nature où les billets à bas prix permettaient une certaine mixité sociale. À Saint-Elme, on est dans l’entre-soi des élites. L’absence d’allusion à une quelconque présence au concert des soldats en soin signifie-t-elle leur absence, ou est-ce un oubli ?

Armelle BONIN-KERDON

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