Deux familles testerines au XVIIIe siècle

Deux familles testerines

dans la première moitié du XVIIIe siècle

 

À la recherche de mes ancêtres bougès, j’ai été amené, pour déterminer une filiation qui ne découlait pas de la lecture des actes de mariage et de décès, à reconstituer deux familles nucléaires testerines, celle de Vincent Mouliets, marié en 1705, et celle de son fils Jean, veuf en 1748.

Devant la composition de ces deux ménages et la succession des événe­ments familiaux telles qu’elles résultent du dépouillement, parfois aléatoire1, des registres paroissiaux, une double constatation — somme toute banale — s’im­pose : à La Teste de Buch, comme partout ailleurs en France, la structure familia­le dans la première moitié du XVIIIe siècle dépend, d’une part, « d’une fécondité forte et apparemment incontrôlée »2, d’autre part, de « la très lourde ponction des hommes (…), d’un taux de mortalité élevé »3.

Par contre, il ne semble pas évident que l’on puisse accepter sans réserve pour le captalat de Buch les conclusions de la démographie française établissant que « les paysans du Sud-Ouest ont eu traditionnellement une fécondité moindre que les paysans du Nord, du Bassin Parisien ou de la Bretagne »4, fécondité plus faible qui serait allée de pair avec des taux de mortalité infantile bas et le mariage relativement précoce des femmes.

 

La fécondité « naturelle »5

Né le 13 janvier 1679 à La Teste, Vincent Mouliets épouse le 11 mai 1705 Élisabeth (ou Isabeau) Taffard, âgée de 22 ans. Le 2 janvier 1706 naît Jean Mou­liets. Viennent ensuite : Marie (13 octobre 1707), puis Catherine (11 août 1709), Martin (26 octobre 1711), Catherine (19 mars 1714), Marie (20 décembre 1715) et enfin Catherine (4 octobre 1717).

En ce qui concerne Jean Mouliets, il se marie le 1er juillet 1731, soit à l’âge de 25 ans et demi, avec Marie Deycard, « fille mineure », par conséquent âgée de moins de vingt-cinq ans6. Les naissances répertoriées sont les suivantes : Jacques (22 janvier 1732), Peyronne (5 septembre 1733), Jean (14 novembre 1734), Pierre (10 septembre 1736), Jean (13 février 1738), Marie (18 mai 1740) (7), Nico­las (19 mars 1742), Joseph (24 août 1744) et une fille vraisemblablement prénom­mée Marie puisque la marraine était Marie Dupont (4 février 1748)

Dans son ouvrage « Les amours paysannes », Jean-Louis Flandrin considè­re que « si l’on pouvait calculer l’âge moyen (des femmes au premier mariage) dans l’ensemble des villages français, il approcherait 26 ans au XVIIIe siècle ». Il convient donc de remarquer que l’âge d’Isabeau Taffard (22 ans) tout comme ce­lui de Marie Deycard (moins de 25 ans – 23 ans si l’on se fie à l’acte de décès), confirment la tendance à la précocité observée dans le Sud-Ouest.

Par contre, pour Isabeau Taffard comme pour sa belle-fille, nous sommes loin des intervalles intergénésiques de deux ans et demi à trois ans que les démo­graphes considèrent comme caractéristiques de la fécondité dans le Sud-Ouest ; en effet, dans cette région, les femmes ayant le souci de sauver la vie de leurs nourrissons en leur assurant un temps d’allaitement maximum, le tabou sur les relations sexuelles pendant l’allaitement y aurait été mieux respecté qu’ailleurs en France.

Comme il ne peut s’agir de mettre en cause l’instinct maternel des Testeri­nes de jadis, il semblerait donc qu’à La Teste le sevrage intervenait bien avant l’âge de deux ans qui correspondait pourtant aux normes de l’époque ; à moins que la Testerine, bien qu’allaitant son enfant, ait préféré « pourvoir à l’infirmité de son mari en lui rendant le devoir, de peur qu’il ne tombe en quelque péché con­traire à la pureté conjugale » !8

Quoi qu’il en soit, dans les deux ménages, ce fut la mort d’un des époux qui limita la fécondité naturelle.

 

La mort d’un des conjoints

Pour ce qui est du couple Mouliets-Taffard, « la mort violente » sous la forme d’un accident du travail, survint le 15 mars 1718. Vincent Mouliets ne périt pas dans un des nombreux naufrages qui coûtèrent la vie à des pêcheurs du Pays de Buch et multiplièrent veuves et orphelins ; il était bouvier et mourut « tué par un bœuf indompté », vraisemblablement un de ces bovidés tout à fait sauvages qu’il était impossible d’enfermer dans des parcs ou des étables, pour reprendre les termes mêmes de l’Intendant de la Généralité de Bordeaux en date du 31 juil­let 1739.9

Quant à Jean Mouliets, il devint veuf le 7 novembre 1748. Marie Deycard fut-elle emportée par la maladie, « la fièvre » ? Fut-elle victime d’une de ces épi­démies qui apparaissaient, sous l’Ancien Régime, à la fin de l’été10 ? Fut-elle atteinte du même mal que son fils Joseph, mort le 2 juillet 1748 à l’âge de quatre ans ? Son dernier accouchement (4 février 1748) peut-il expliquer sa mort ? En effet, à cette époque-là, grands étaient les risques pour la mère pendant l’accou­chement mais aussi après les couches d’autant qu’à la campagne les femmes quit­taient le lit trop tôt. De plus, quand Marie Deycard meurt, elle a « quarante ans ou environ » et se trouve usée par des grossesses répétées. Il ne s’agit là que d’hy­pothèses : aucune indication particulière n’apparaît sur son acte de décès.

Toujours est-il que Jean Mouliets, en la circonstance, ne respecta guère « la coutume »11 — mais était-elle en vigueur dans le captalat de Buch ? — qui imposait une période de réclusion « pour empêcher les survivants d’oublier trop tôt le disparu », qui visait donc à « les exclure pendant une période de pénitence des relations sociales et des jouissances de la vie profane ».12

En effet, un mois et demi après le décès de sa femme, Jean Mouliets se fiança avec Simone Cousseau, le 26 décembre 1748 plus exactement ; le 14 janvier 1749, le mariage était célébré et… le 15 octobre 1749, naissait Marie Mouliets. Il est vrai que Jean Mouliets mérite les circonstances atténuantes : il se retrouvait seul avec trois jeunes enfants dont un nouveau-né !

 

La mort des enfants

Si l’on considère maintenant la vie des femmes mariées en cette première moitié du dix-huitième siècle, il faut bien admettre qu’elle se passe non seulement en grossesses et allaitements mais aussi en enterrements d’enfants.

Ainsi, sur les neuf enfants portés à terme, Marie Deycard en vit mourir six en bas âge :

– Jacques le 15 septembre 1733 à l’âge de 18 mois,

– Peyronne le 7 septembre 1733, âgée de 2 jours,

– Jean le 24 juin 1735 à l’âge de 7 mois,

– Pierre le 23 octobre 1736, à 6 semaines,

– Jean le 13 juin 1738 à l’âge de 4 mois,

– Joseph le 2 juillet 1748 alors qu’il va avoir 4 ans.

« Ce massacre des innocents » a bien évidemment été analysé par les spé­cialistes de l’histoire des mentalités et par les démographes. Le bilan établi pour le couple Mouliets-Deycard au plan de la mortalité infantile ne correspond guère aux chiffres avancés, en la matière, pour le Sud-Ouest (aux alentours de 20 %), puisque morts des premiers jours, du premier âge et des premières années repré­sentent plus de 60 % des enfants nés. Il se rapproche plutôt des taux calculés par les démographes pour la France du XVIIIe : « quelque 45 à 50 %, parfois plus »13. À la Teste de Buch, comme ailleurs, faut-il mettre en cause les sages-femmes dont l’ignorance fut tout au long du XVIIIe siècle dénoncée par les accoucheurs ? En effet, à partir des années 1650, l’Église a encouragé l’institution d’une matro­ne, mais les curés se sont surtout attachés aux mœurs des accoucheuses plutôt qu’à leur compétence. À La Teste, le choix des matrones avait lieu au cours d’une réunion présidée par le curé : ainsi, « le vingt quatrième d’aoust mille sept cens vingt quatre, Marguerite Deycart femme de Jacques Souleau m(aît)re de barque, et Marie Lasalle femme de Jean Dulau marinier, lad(ite) Deycart âgée de trente huit ans et lad(ite) Marie Lasalle de cinquante ans ou environ, ont esté élues dans l’assemblée des femmes de cette paroisse à la pluralité des suffrages pour exercer l’office de sage femme et ont prêté le serment ordinaire (…), suivant l’ordonnance de Monseigneur l’archevêque de Bordeaux… »14

Mariées, elles avaient la confiance des femmes ; leur âge — la dernière naissance intervenant à cette époque vers l’âge de 40 ans les rendait disponibles pour accourir au premier appel et elles connaissaient les formules du baptême.

La mortalité infantile peut aussi s’expliquer par le sevrage précoce ou pré­cipité dès que la mère qui allaitait devenait enceinte mais surtout par les condi­tions d’hygiène : de nombreuses fièvres étaient dues à la mauvaise qualité de l’eau consommée. Il convient aussi de remarquer que sur les six décès mentionnés trois intervinrent en juillet et septembre, c’est-à-dire pendant la période estivale où frappaient diarrhées et dysenteries.

Quant à la mort de l’aîné, Jacques, je ne pense pas qu’elle ait un rapport quelconque avec une naissance prématurée qui aurait fait de lui un petit être fra­gile : s’il est, en effet, né moins de sept mois après le mariage de ses parents, je pencherais volontiers pour une conception prénuptiale ; le 10 juin 1731, avaient été célébrées les fiançailles de Jean Mouliets et de Marie Deycard — par conséquent trois semaines avant le mariage : c’est donc sur « les rites sociaux (qui) organi­saient les rapports des jeunes campagnards pendant les fiançailles, ou lors des fréquentations qui les avaient précédées » qu’il faudrait s’interroger.15

On m’objectera que l’exemple des deux familles testerines au plan de la fécondité naturelle et celui d’une seule au niveau de la mortalité infantile ne sont guère probants pour refuser « la formule démographique » de l’Aquitaine au Pays de Buch. En fait, il semble bien qu’il ne s’agisse pas de cas isolés : d’autres famil­les, étudiées dans le même cadre généalogique, pour la même période et dans une aire géographique proche, conduisent à dresser un bilan où fécondité élevée et mortalité infantile importante vont de pair.

Ainsi, dans le Médoc, à Margaux plus précisément : le 16 août 1724, Guil­laume Blanchardie épouse Marie Moreau. Ils auront dix enfants (les quatre pre­mières naissances avec des intervalles de moins de vingt mois) : sept mourront (l’âge au moment du décès variant de six mois à dix ans). À La Brède, le couple Jean Dulin — Marguerite Védrines est, quant à lui, plus heureux : sur les huit enfants identifiés, seuls 3 sont morts avant l’âge de huit ans, ce qui donne tout de même un taux proche de 40 %.

Un autre indice vient à l’appui de la thèse de la fécondité naturelle en Pays de Buch : la persistance d’une fécondité élevée dans la seconde moitié du XVIIIe siècle et au début du XIXe alors que les historiens considèrent que « dans le Sud-Ouest, comme dans la plupart des régions de France – et de manière encore plus régulière qu’ailleurs — le nombre d’enfants par familles complètes a lentement mais sûrement baissé au cours du XVIIIe siècle16 et que la baisse s’est accélérée au XIXe siècle. Le couple teichois, installé un temps à Sanguinet puis à La Teste, Martin Sensey – Marie Pérey, a eu entre 1760 et 1778 sept enfants ; François Castelnau, que François Amanieu, seigneur de Ruât et dernier Captai de Buch voulut embaucher comme garde champêtre particulier17, marié à Jeanne Sensey en l’an VI, sera, lui aussi, l’heureux père de 7 enfants, entre l’an VII et 1813.

De nombreux dépouillements de registres paroissiaux restent donc à faire « Pilot » (en dialecte de La Teste), « pielot » (en gascon littéraire) est le diminutif d’Arcachon, les structures familiales qui ont été les leurs et leurs attitudes devant la vie et la mort.

Michel BOYÉ

 

1. Pour la première moitié du XVIIIe siècle la double consultation des registres paroissiaux s’impose (mairie et Archives Départementales) : en effet, certains actes sont détruits, tronqués ou inscrits sur une série seulement.

2. J.-L. Flandrin, Familles, p. 188

3. M. Vovelle, Mourir autrefois, p. 17

4. J.-L. Flandrin, Familles, p. 190

5. P. Ariès préfère parler de fécondité physiologique (Histoire des populations françaises, p. 29)

6. À partir de 1733, Marie Deycard est prénommée Peyronne sur les actes paroissiaux. C’est son ascen­dance qui pose — toujours — problème.

7. Marie Mouliets épousera en 1766 Jean Boyé, originaire de Rions.

8. Fromageau, Dictionnaires des cas de conscience, cité par J.-L. Flandrin dans Familles, p. 198

9. Cité par J. Ragot dans la Vie et les Gens pendant les siècles où La Teste de Buch vécut sous la menace des sables, p. 19

10. Voir à ce sujet M. Vovelle, Mourir autrefois, et Richard Cobb, La protestation populaire en France – 1789-1820 -, p. 194

11. P. Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident, p. 57

12. P. Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident, p. 191

13. M. Vovelle, Mourir autrefois, p. 19

14. Registres paroissiaux de La Teste de Buch

15. J.-L. Flandrin, les Amours paysannes, p. 180

16. J.-L. Flandrin, Familles, p. 223

17. J. Ragot, Au temps des Captaux de Buch, p. 52

 

Extrait du Bulletin n° 22 de la Société historique et archéologique d’Arcachon et du Pays de Buch du 4e trimestre 1979

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