Le Buffet Chinois d’Arcachon

Une curiosité disparue de l’Arcachon primitif

LE BUFFET OU PAVILLON CHINOIS

SA GRANDEUR & SES VICISSITUDES

 

Comme exemple du rattachement continuel et suggestif de l’Histoire, à l’actualité, il nous est agréable et facile de prendre le projet d’édification sur le terrain du square de la gare d’Arcachon d’un édifice qui doit servir de Siège Social au Syndicat d’Initiative de cette Ville.

Il exista jadis, en effet, sur ce même terrain une construction qui fit beaucoup parler d’elle et dont le souvenir est, cependant, si bien effacé de la mémoire des Arcachonnais que nous n’avions pu connaître sans recherches documentaires ni la date de sa construction ni celle de sa disparition .

Buffet Chinois Cette magnifique maquette du buffet chinois est visible dans une des salles de la Maison des Associations d’Arcachon

Nous voulons parler de l’ancien Buffet Chinois, qui fut là pendant assez longtemps l’une des principales ressources des voya­geurs et – ne craignons pas de le dire – des joyeux viveurs ayant jeté leur dévolu sur la nouvelle station balnéaire.

Il survit, certes, encore un certain nombre de nos Concitoyens qui ont connu cet établissement, mais, s’ils se souviennent grosso modo de son existence et de son aspect général, les détails, les précisions s’estompent déjà pour eux dans la brume d’un passé pourtant peu lointain.

Quant aux documents sur la matière, comme ils ne concernent plus que des faits susceptibles de prescription et qu’ils semblent aux esprits uniquement imbus de contingences encombrer leurs cartons ou leurs armoires en pure perte, ils étaient bien prêts de disparaître avec beaucoup d’autres quand un miracle dont nous parlerons plus tard les sauva .

Autre leçon à méditer et à généraliser en conséquence :

On attend toujours trop longtemps pour écrire l’Histoire : elle devrait se préparer au fur et à mesure ou à une époque très peu lointaine du déroulement des faits. Regrettons le préjugé du recul de cent ans soi-disant nécessaire pour rapporter et juger impartia­lement ceux-ci : c’est la principale cause de la carence des Historiens quand ils se décident à remplir leur tâche ; elle devient alors difficile sinon impossible, après la disparition des éléments nécessaires.

Ne tombons pas dans celte erreur. Considérons non-seulement les évènements des siècles passés mais même ceux d’hier comme de l’Histoire.

Tâchons pour aujourd’hui de reconstituer celle du Pavillon Chinois : elle se rattache non-seulement au présent mais à l’avenir en raison du projet du Syndicat d’Initiative de bâtir à son tour sur les Quinconces de la Gare. Ce lieu, depuis le prolongement de la ligne de Bordeaux à La Teste jusqu’à ce point terminus en 1857, subit tant d’avatars, devint l’objet de tant de projets divers, il est si bien, en 1928, le point le plus central et le plus vital d’Arcachon que rien de ce qui le concerne ne peut manquer d’intérêt.

Le Buffet Chinois d Arcachon, qui appartenait à la « Compagnie des Chemins de Fer du Midi et du Canal latéral de la Garonne », était une dépendance de la gare, avec laquelle il communiquait par une allée en partie couverte .

Il occupait à peu près l’emplacement du jardin actuel situé vis-à-vis de la rue Molière .

Il était du style chinois Le plus pur. M. Regnauld, ingénieur en Chef de la Compagnie, aidé par M. Roques pour la conduite des études et des travaux, avait su lui donner, tout en corrigeant avec art la lourdeur et la crudité de ce style, toutes les formes capricieuses et fantastiques des constructions les plus en honneur au Céleste Empire.

Commencé à la fin de la saison d’été de 1863, il fut achevé et put ouvrir ses portes au début de la saison suivante en 1864. il se présentait alors, comme le Palais Mauresque achevé quelques mois plus tôt, tout resplendissant des couleurs les plus vives, au milieu d’un vaste espace encore à peu près nu qui semblait taillé à l’emporte-pièce dans la sombre forêt.

Le reste du paysage ne manquait pas, de son côté, d’avoir un certain caractère asiatique par la sévérité de sa couleur et la rectitude de ses lignes. En sorte que le Voyageur débarquant alors dans cette quasi-solitude pouvait ressentir l’impression de e trouver en Chine.

L’édifice mesurait 20 mètres en façade, 20 mètres en profondeur et 15 mètres en élévation. Il comprenait un rez-de-chaussée et deux étages dont nous avons pu consulter les plans.

Au rez-de-chaussée on comptait sept pièces et un couloir central ; au premier étage une grande salle, deux petits salons et un fruitier ; au second étage, treize chambres ou cabinets. La répartition du local comprenait : table d’hôte, restaurant, salons de familles et particuliers, buvette, vastes cuisines offices et dépendances diverses. Le tout était entouré d’un jardin garni de pelouses, massifs et bosquets, avec édicule servant de W.C., borne-fontaine contre le bâtiment, deux bouches d’arrosage pour les ordures ménagères.

Le bâtiment était orné de glaces d’une grande valeur ; on y voyait des peintures décoratives dues au talent de M. J. Salesses et B. Bernier, deux artistes connus pour les décorations du Grand-Théâtre de Bordeaux. Ils s’étaient particulièrement surpassés en composant les peintures de la grande salle de table d’hôte ainsi que la décoration du comptoir de cette même salle devant lequel les connaisseurs s’extasiaient.

Voici l’annonce que le Concessionnaire faisait paraître dans les journaux : (voir pièce jointe)

Disons tout de suite que le jardin fut supprimé en 1873 comme étant d’un entretien trop coûteux ; précisons ; il avait néces­sité, en 1872, 2 778 francs de frais, y compris une somme de 780 francs pour l’eau d’arrosage. Cette dernière était fournie par la Compagnie Immobilière, car Arcachon n’avait pas encore, à cette époque de Compagnie des Eaux : il devait se contenter de celle d’un puits artésien creusé derrière l’Hôtel Legallais.

Le jardin fut remplacé par un alignement de platanes choisis expressément en gros sujets de 1,50 m à 2 m.

Le devis estimatif était de 4 000 francs pour cette plantation qui devint l’origine de notre magnifique Quinconce actuel.

En 1924, l’honneur devait revenir à notre actuelle municipalité de faire exécuter les plans du nouveau jardin qui, plus de cinquante ans après, renoue la tradition de la beauté du site.

Le premier concessionnaire du Buffet, dit aussi « Pavillon Chinois » d’Arcachon, fut un nommé Leudy, auquel la Compagnie du Midi l’afferma, l’an 1864, à l’ouverture de la saison en même temps que la buvette de l’embranchement de Lamothe.

Mais il ne semble pas que ce concessionnaire ait été satisfait de sa gestion car nous trouvons un acte du 15 novembre 1864, d’où il résulte que son successeur, appelé Séba, déclare lui avoir repris « tous les objets de matériel et de consommation qu’il a désiré laisser…, moyennant un prix arrêté entre eux. »

Si l’administration de Séba ne se montra pas plus brillante elle fut, en tout cas, plus bruyante. Elle donna lieu à une réclame intensive, un peu ruineuse peut-être, à quelques scandales qui défrayèrent la chronique, à des réclamations et contestations perpétuelles entre Locataire et Propriétaire. De toute cette polémique subsiste une volumineuse correspondance qui ne manque pas de saveur. Un seul exemple entre mille :

Le 13 novembre 1866, le Locataire demande qu’on lui répare une cheminée. La Compagnie lui envoie dans ce but deux spécialistes. Séba refuse leur office sous prétexte que la chambre où les appelait leur travail se trouvait louée quand ils se présentèrent. Une somme de vingt francs est alors réclamée pour le déplacement inutile des deux Artisans. Le locataire refuse de les payer. C’est l’origine, à partir du 10 décembre 1866, d’une longue querelle tant verbale qu’épistolaire… Passons : ce n’est pas d’aujourd’hui que date l’opposition manifeste et fort aiguë d’intérêts entre bailleur et preneur.

Les exigences de Séba furent incessantes. Il harcelait la Compagnie de ses réclamations : c’était tantôt pour les peintures, tantôt pour les clôtures, tantôt pour les ordures, tantôt pour la température : il déclara bientôt les appareils de chauffage insuffisants, tant pour la cuisine que pour les appartements. Ces appareils remplacés par d’autres plus forts, chauffèrent alors si bien que les peintures voisines en éclatèrent. Séba ne manqua point d’en exiger la réfection.

Malgré toutes les complaisances des Propriétaires à son égard, Séba n’eut pas la moindre envie de renouveler son bail. Mieux encore : sitôt venu le mois de décembre 1868, il commença de vendre son matériel.

Excédée, la Compagnie décida, dès lors, de renoncer à l’exploitation du Buffet qui se trouvait déficitaire.

Le 31 décembre 1868, elle donnait des ordres « pour que l’inscription Buffet d’Arcachon et autres y relatives soient enlevées dès que cet Établissement serait évacué… »

En vain, un marchand de comestibles d’Arcachon, M. Grand, demanda-t-il à prendre la suite du concessionnaire découragé.

En vain, le Chef de Section de la Ligne, en recommandant à ses Chefs ce nouveau candidat, leur fit-il remarquer, le 9 décembre 1868, « que la fermeture du dit établissement serait, aux yeux du Public d’un effet très fâcheux pour la Compagnie et jetterait une certaine déconsidération sur les affaires d’Arcachon en général. »

Rien n’y fit.

Le Buffet une fois fermé, on eut toutes les peines du monde à trouver un gardien pour en protéger les richesses.

Enfin, le 7 décembre 1868 on apprenait que le chef de gare, M, Charriaut, avait décidé un Pointeur de la Compagnie nommé Peyris, à se charger de ce soin avec sa femme, moyennant une rétribution de 15 francs par mois en plus du logement (deux pièces au rez-de-chaussée).

L’année suivante un revirement se produit: ne sachant que faire du Pavillon Chinois, on se décida à lui rendre sa destination primitive : le 27 mai 1869, l’ordre est donné « d’exécuter de suite sur le budget normal les réparations nécessaires à sa réouverture, » Puis, le 10 juin 1869, on traite dans ce but, avec un sieur Campé. Au bout d’un an, celui-ci a perdu toutes ses illusions sur la fortune qu’il comptait faire. Après qu’on eût dressé un état des lieux des plus significatifs sur les dégradations déjà subies par l’immeuble et par les meubles, on passe, le 14 janvier 1870, un nouveau contrat avec un nommé Serres.

La guerre éclata et jusqu’en 1873, les documents font défaut. Il semble probable que l’Établissement resta fermé longtemps. Une chose certaine, c’est que, trois ans après le déchaînement des hosti­lités, le chef de l’Exploitation de la Compagnie du Midi écrivait au Directeur du Domaine : « Veuillez, si c’est possible, sans trop grande dépense, faire de suite les réparations indispensables pour amener la stabilité de la galerie inférieure du Buffet d’Arcachon et, dans le cas contraire, interdire la circulation sur tout ou partie de cette galerie… ».

Bientôt le bruit courait qu’on allait démolir le Pavillon.

M. Deganne intervient : par lettre du 28 février 1873, il offre à la Compagnie de lui acheter « cet édifice remarquable d’Arcachon et de le rétablir sans en changer l’aspect général sur l’un de ses terrains près de la Gare ».

L’affaire ne se fit pas faute d’entente sur le prix.

À cette époque, le Buffetier s’appelait Féraud, et ne devait pas réaliser de brillantes affaires, lui non plus, car le 3 novembre 187, il abandonnait la partie et laissait la garde du Buffet aux époux Peyris.

Le 28 juin 1875, il obtenait l’autorisation de céder son bail à partir du 1er juillet suivant à un sieur Coussolle. Celui-ci, à son tour, renonçait à tenir l’Établissement le 1er novembre 1878 ; il en fermait les portes sans avoir payé les 631,05 francs représentant le montant de ses dégradations. Un procès-verbal de constat d’état des lieux mentionnait, en effet, une foule de carreaux cassés, de chaises disloquées, hors de service, de dessus de table à remplacer, etc.

Il était amplement démontré que si le Buffet Chinois constituait une attraction par son architecture et son bel effet dans le paysage, il avait toujours été une mauvaise affaire au point de vue commercial.

Dès 1874, il avait fallu s’occuper sérieusement des travaux de consolidation de l’édifice qui commençait à menacer ruine. On étaya la galerie inférieure. On en répara le plancher. Ensuite ce fut le tour de la galerie supérieure. Malgré cela le directeur de l’Exploitation écrivait à l’Ingénieur en Chef de la voie, le 11 juin 1874, que « si le bâtiment devait être conservé » et notamment, si l’on voulait le faire servir, au logement des employés de la Compagnie (ce à quoi l’on avait pensé), un ensemble de travaux importants devenait indispensable et coûterait une cinquantaine de mille francs.

On recula devant la dépense de ces travaux, s’ajoutant à celles que ce malheureux Pavillon, pourtant si décoratif, avait déjà causées et à toutes les déceptions survenues à cause de lui.

La décision à prendre devait traîner encore pendant quelques années, mais elle se dessinait déjà : elle devait être fatale.

On demeurait en pleine expectative, lorsque le 21 septembre 1879, le Père Baudran, fondateur du collège Saint-Elme, écrivait au directeur de la Compagnie la lettre suivante :

« … Le Commandant de notre Corvette « Immaculata » juge nécessaire de visiter et de repeindre entièrement avant l’hiver l’intérieur de ce navire.

Le débarquement du matériel contenu dans les soutes étant indispensable pour cette opération, je viens Monsieur le Directeur, solliciter de votre bienveillance l’autorisation de faire déposer tous ces objets d’armement dans le bâtiment de l’ancien buffet de la Gare d’Arcachon… » La fin de la lettre contenait l’engagement de les retirer sous préavis de huit jours.

Le 27, Émile Pereire, qui était le véritable Deus ex machina de la Compagnie et de toutes les grandes Entreprises concernant la nouvelle Station balnéaire, intervenait personnellement par une lettre pressante auprès de son « cher Directeur » qui, dès le 29, accordait l’autorisation demandée et si bien « pistonnée » en atti­rant seulement l’attention du soumissionnaire sur « le mauvais état au point de vue de la solidité de ce bâtiment et sur les précautions que cet état exigeait pour éviter un accident. »

Les agrès de l‘lmmaculata furent déposés dans le sous-sol. Toutes les autres pièces de l’édifice furent condamnées. On ne pénétrait plus dans l’immeuble que par un portillon dont le Père Baudran avait une clé. Le brillant édifice qui avait tant servi à la renommée d’Arcachon et de la Compagnie du Midi, devenait un simple garde-meuble ; il approchait de sa décadence.

Le 12 mars 1881, le président du Conseil d’Administration de la Compagnie écrivait au ministre des Travaux Publics.

« Le Buffet de la Gare d’Arcachon est dans un état qui ne per­met pas d’en faire la réparation. Comme d’un autre côté, cet Éta­blissement est devenu sans Intérêt par suite de la création de nom­breux Hôtels dans la Ville il y a lien de le démolir… ».

Il résultait d’un rapport joint à cette lettre que la construction de l’édifice avait coûté 160 000 francs et que ses frais annuels d’entretien seraient les suivants en admettant un essai de conservation :

Frais généraux 2 423,00
Foncier 166,25
Portes et fenêtres 70,00
Intérêt de la dépense de 50 000 francs nécessaire pour la restauration 2 875,00
TOTAL 5 534,25

Cette somme ne pouvant plus être récupérée, la Compagnie trouvait plus simple de libérer un emplacement qui, disait le rapport « pourrait servir plus tard aux besoins du trafic. »

Un décret du 4 septembre 1881 autorisa la démolition et, aussi­tôt, l’on se mit en quête d’un démolisseur.

En février 1882, on provoqua les offres par une adjudication dont le cahier des charges était du 15 décembre 1881 et qui donna les résultats suivants :

Blavy et Condalon

2 153,50

Cauque

3 200,00

Montpermey

4 000,00

Deganne

5 000,00

Le pli prévoyant un minimum de 19 000 francs, l’adjudication se trouvait nulle et l’on pouvait traiter de gré à gré. Se présentèrent alors MM. Carnus moyennant 5 000 francs, Blavy moyennant 5 500 francs, enfin Bernège et Bordenave moyennant 6 000 francs.

Le 29 Mars 1882. l’Ingénieur en Chef de la voie exprimai l’opinion par écrit que « bien que cette offre fut loin de représenter la valeur intrinsèque des matériaux, il était urgent de l’accepter si l’on voulait que le terrain soit libre avant la saison des eaux. »

Il en fut ainsi fait. Quelques jours plus tard arrivait une offre plus avantageuse de la « Société Immobilière d’Hendaye-Plage » qui offrait d’acquérir le Pavillon, de le démolir et de le reconstruire chez elle pour en faire son Casino. On ne put que lui répondre de s’adresser à MM. Bernège et Bordenave.

Quant à ces derniers, ils avaient commencé la démolition le 20 mai, après que la Compagnie eût vendu, le 21 février, tout ce qui restait du matériel et mis en demeure le Père Baudran d’enlever les agrès de l’Immaculata qui étaient en perdition dans le sous-sol.

Le 27 juillet 1882, l’ingénieur en chef de la voie écrivait au Directeur :

« …il (l’adjudicataire) nous a livré l’emplacement (de l’ancien Buffet) depuis le 20 courant, Tout est remblayé et nivelé aujourd’hui… »

Ainsi naquit, végéta, puis périt un établissement qui fut pendant dix-huit années l’un des « clous » d’Arcachon. Il méritait un meilleur sort. Mais il devint la victime de la fragilité des choses humaines et de sa propre fragilité .

Amen !

ALBERT DE RICAUDY

 

Extrait de la Revue Historique du Pays de Buch, n° 2, octobre 1928

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