Marie Bartette – Les étapes d’une déportée

(Journal d’Arcachon à partir du N° 45 du 16 juin 1945 au 30 mars 1946)

LE DÉPART DU FORT DU HÂ

Grande animation dans les cellules de la Section Allemande du Fort du Hâ (Section des femmes) dans la première semaine du mois d’août 1944. Un certain nombres de prisonnières viennent d’âtre appelées pour passer une visite médicale en vue d’un départ ; à peu près 40 % de l’effectif total.

Partir ? Mais où partir ? demandent sur des tons divers mes compagnes de la cellule 9. Dans un camp de concentration ? En Allemagne ? À Mérignac ? Les bruits les plus divers circulent, il y a de l’angoisse dans certains regards. Le Fort du Hâ est surpeuplé, nous sommes 17 dans une cellule de 12 lits, il fait une chaleur atroce et déprimante. Peut-être veut-on simplement décongestionner la prison et envoyer ailleurs, à Mérignac peut-être, celles qui ont été appelées. je constate assez vite que tous les cas politiques sont justement choisis pour ce départ, ce n’est point de bon augure, mais je reste toujours optimiste. À quoi bon s’inquiéter lorsque l’on a perdu la maîtrise de son destin ? La visite médicale est une vaste plaisanterie. On nous fait descendre dans un corridor du rez-de-chaussée (la cellule 9 est au premier) et là, on nous invite à défaire nos blouses et nos robes de façon à dégager un peu nos épaules. Le médecin allemand passe en uniforme et ganté. Il nous regarde à peine et disparaît très vite. Nous rions en remontant nos robes. C’est une constatation de sexe ; il sait évidemment, ce docteur, que nous sommes bien des femmes, mais il ignore totalement si nous sommes bien portantes ou malades.


J’avais entendu dire que les Allemands prenaient des précautions sérieuses avant d’envoyer des étrangers chez eux. Cette visite médicale sommaire me fait penser que peut-être nous n’irons pas en Allemagne. Mais avec les Boches, le raisonnement logique tombe presque toujours à faux, car il n’est rien de si surfait que leur réputation de bons organisateurs. Ils agissent au hasard sans ordre et souvent dans la plus grande confusion.

Nous recevons l’ordre de préparer nos colis, de garder avec nous ce qui peut nous être utile et de porter le reste avec les sacs ou les valises saisis à notre entrée. Et puis la vie continue deux ou trois jours.

Le 9 août, au matin, la surveillante allemande nous annonce « Arbeit ». On travaille, çà va, on ne partira pas encore aujourd’hui. Et nous descendons au rez-de-chaussée pour découdre et gratter des vieilles capotes allemandes de façon à pouvoir les retourner et essayer de faire du neuf avec du très vieux. Nous travaillons avec la cellule 1 et causons du départ probable.

Au début de l’après-midi, ordre est donné brusquement d’interrompre le travail et de regagner les cellules. Que se passe-t-il ? Nous remontons et apprenons très vite que l’heure du départ a sonné. Effervescence dans toutes les cellules. Nous bouclons nos paquets réduits au minimum, un sac de linge et un sac de provisions, nous mettons nos manteaux et disons adieu à celles qui restent. Minute émouvante où les larmes coulent, nous étions si unies et si maies. Venues de toutes les classes sociales, mais si conscientes de notre devoir de solidarité, si bien d’accord contre le vainqueur provisoire que nous avions toutes a des degrés divers, provoqué ou combattu. Certaines s’étaient contentées de le voler et c’était déjà très bien.

Puis nous quittons les cellules et sommes rassemblées dans la cour toujours face au mur, c’est l’habitude de la maison, « face à l’amour », disions-nous en plaisantant et en imitant la prononciation des gardiennes. Nous sommes 44. On nous compte et on nous recompte et enfin on nous embarque dans le camion de la prison. Une consigne immédiatement circule : « En sortant, le chant du coq ».

Presque tous les jours en effet, le chant du coq était lancé d’une cellule au-dessus de nous. On y répondait d’un peu partout, du côté des hommes également, c’était une façon de communiquer entre les prisonniers, de se dire bonjour avec un cri d’espérance.

Aussi la consigne a-t-elle été accueillie avec enthousiasme et au moment où notre véhicule s’ébranle et franchit le lourd portique du Fort du Hâ, nous lançons toutes à pleine voix le chant du coq.

Cri de défi du Coq Gaulois à l’Aigle allemand !

Les soldats qui nous convient se dressent menaçants mais nous avions repris de suite une attitude résignée et des airs innocents.

« Où allons-nous ? » est toujours la grande question. Pas de doute, nous marchons vers la gare, notre autocar précédé et suivi d’automobiles pleines de soldats. La veille, dans la cellule 9, on avait écrit des adresses sur un mouchoir pour prévenir certaines familles que nous partions vers une direction inconnue. Ce mouchoir put être jeté cours de la Marne sans attirer l’attention des Boches.

Et voici la gare, mais les grandes entrées ne sont point pour nous et on nous porte loin dans la gare des marchandises.

Descendues du car, nous marchons vers notre train composé de wagons de voyageurs pour les soldats allemands et de wagons à bestiaux pour nous.

Nous avons la surprise de trouver dans un des deux wagons qui nous sont réservés 24 femmes déjà installées. Elles sont de la région de Toulouse et il y a parmi elles, cinq ou six Espagnoles. Elles ont déjà vécu une véritable odyssée. Parties de Bordeaux en convoi le 10 juillet, le train avait été stoppé dans les environs d’Angoulême, et n’avait pas pu aller plus loin. Certaines femmes et des hommes avaient été blessés au cours d’un bombardement. Après pas mal de jours d’attente, le train avait été contraint de regagner Bordeaux. Les Boches, ayant toutefois de la suite dans les idées, les embarquaient de nouveau dans notre convoi qui devait être le dernier.

Nous nous installons dans notre wagon avec un certain désordre. Nous n’avons pas encore l’habitude de ce genre de locomotion. Nous la prendrons vite. Nous sommes trente-deux dans un wagon de quarante hommes, nos voisines sont trente-six dans un wagon de cinquante. Les hommes arrivent aussi peu à peu. À la nuit, ce que l’on a appelé le train fantôme est constitué.

LE TRAIN FANTÔME

Durant cette nuit du 9 au 10 août que nous passons mal installés dans le wagon à bestiaux, notre train fera simplement la navette entre Bègles et Bordeaux. Ce trajet aller et retour nous permet de constater très vites que les bestiaux sont vraiment mal suspendus et que nous sommes horriblement secoués.

Ce n’est que le lendemain et assez tard dans la journée que notre train se mettra en route. Ce début de voyage est sans histoire. Mal placées dans le wagon, nous dormons mal, certaines ne dorment pas du tout. Lorsque nous aurons compris qu’il faut s’allonger dans le sens de la longueur du wagon, la tête contre la paroi des peux côtés, les jambes se croisant dans le centre, les choses iront beaucoup mieux et nous dormirons même très bien.

Dans la nuit du 10 au 11 nous sommes à Toulouse et entendons un grand fracas de vociférations, puis des coups de marteau et des allées et venues. Réveillées, nous comprenons qu’il se passe quelque chose. Nous saurons plus tard qu’il s’agit d’une quinzaine d’évasions par le côté d’un vieux wagon. On dira qu’un évadé a été écrasé entre Montauban et Toulouse étant tombé sous les roues, mais nous n’aurons à ce sujet aucune certitude.

Durant la marche, celles qui peuvent se hisser sur quelque chose, regardent par les quatre fenêtres de notre wagon et parlent au passage avec les cheminots. Ils commencent déjà à nous dire que ce nous entendrons partout jusqu’à Valence : « Vous n’irez pas loin, les voies sont coupées plus bas. »

Le 13 août, vers 6 heures du matin, nous arrivons à la gare de Remoulins et nous nous y arrêtons. Ce tout petit coin de Provence est bien laid. Du côté opposé à la gare, quelques collines pelées et tout près de nous des oliviers rabougris. Dans le fond, relevant un peu le tableau immédiat, les derniers contreforts des Cévennes.

Les soldats ouvrent nos wagons, ce qui nous fait toujours plaisir, car nous avons ainsi plus d’air et de lumière. Nous regardons par la porte et voyons sortir d’un wagon, au centre du convoi, plusieurs de nos camarades hommes, portés sur l’herbe, inanimés. Un jeune prêtre s’affaire autour d’eux et leur prodigue ses soins ainsi qu’un médecin espagnol qui, tout au long du voyage, surveillera notre convoi.

Nous apprenons que ce wagon a subi des représailles, car c’est de lui que quinze prisonniers se sont évadés. Depuis Toulouse, le wagon est resté entièrement fermé sans aucun ravitaillement et sans eau. Cependant les malaises disparaissent vite au grand air et le lendemain, les malades seront à peu près rétablis. Vers midi, nous déjeunons avec du pain en abondance car il moisit et va devenir immangeable. Pour l’accompagner, des boîtes de 5 kg (2 boîtes pour le wagon) de marmelade de pomme ni assez cuite, ni assez sucrée, qui fermentera dans quelques jours. Brusquement les soldats ferment les portes, on les interroge, ils nous disent que l’on va sortir un mort et l’emporter. Nous faisons immédiatement silence. Nos portes s’ouvrent de nouveau et j’apprends, consternée, qu’il s’agit de M. Léon Cigarroa, d’Arcachon. Je ne savais pas qu’il était dans le convoi et à l’annonce de ce décès, je n’avais pas pensé une minute qu’il puisse s’agir de quelqu’un que je connaissais. Nous étions approximativement sept cents, nous n’avons jamais su le chiffre exact, dont deux wagons d’Espagnols déjà bien amaigris et bien fatigués. Le lendemain et les jours suivants, car nous allons rester cinq jours, nous entendrons des coups de canons très fréquents. Nous sommes à cinq kilomètres de Nîmes et nous entendons les sirènes qui sonnent les alertes pour nous aussi. Nous en aurons jusqu’à vingt en vingt-quatre heures. Nous avons l’impression qu’il se passe quelque chose d’intéressant. C’est en effet le débarquement de Draguignan. Malheureusement, il n’empêchera pas le train fantôme de suivre sa route.

Le 18 août au matin, départ. Nous ne roulons pas longtemps et arrêtons à la gare de Roquemaure. Là les soldats nous font descendre et nous partons sur un joli chemin à travers champs. Il fait un temps magnifique, il est environ neuf heures, il fait bon, nous admirons un paysage splendide, prenons quand nous le pouvons des fruits dans les vergers et des raisins dans les vignes. Les soldats nous encadrent. Ils sont très nombreux, nous sommes en tête, les hommes nous suivent et nous formons sur les routes une interminable colonne. Le château des Papes se dresse dans le paysage, nous l’admirons de loin. À la fin de la matinée, nous arrivons à Châteauneuf-du-Pape, délicieuse petite ville dans la verdure et les fleurs. Nous ne sommes pas encore trop fatiguées malgré la chaleur torride et nous chantons. Les habitants sortent de leurs maisons et se précipitent sur notre passage, nous leur disons que nous venons de Bordeaux et allons en Allemagne. On nous fait bonjour, des femmes pleurent. Nous chantons toujours.

Nous ne faisons que de très courtes haltes et marchons sous un soleil de feu. Nous allons parcourir, de Roquemaure à Sorgues, près de dix-sept kilomètres. Vers la fin, nous sommes absolument épuisés tous, les hommes autant que les femmes, et aussi les soldats allemands qui n’aiment pas la chaleur et qui ruissellent en traînant les pieds d’un air accablé. Cependant, ceux qui marchent en tête ne veulent pas voir se renouveler les manifestations de sympathie de Châteauneuf-du-Pape. Aussi, ils nous précèdent en entrant à Sorgues et font rentrer chez eux tous les habitants qui sont dehors. Cela donne lieu à des scènes comiques, mais nous n’avons pas eu la force de rire et depuis longtemps nous ne chantons plus.

Enfin la gare, nous sommes arrivés ! Nous grimpons dans nos nouveaux wagons et nous nous préparons pour un repos nécessaire. Mais une belle surprise nous attend. Des caisses de raisins ; des poires, des tomates, des melons, du pain, du vin nous sont distribués. Ce sont les cheminots de Sorgues qui nous offrent ce magnifique dîner. Bien des habitants de la ville viennent aussi causer avec nous, nous porter du linge et bien des choses utiles. Que les cheminots et les habitants de Sorgues trouvent ici, avec nos félicitations pour leur geste de solidarité française ; l’expression de la grande reconnaissance des déportés du train fantôme.

Nos anges gardiens ont disparu. Nous pouvons, dans cette gare accueillante, causer librement, ce qui est toujours rigoureusement interdit, nous pouvons même nous évader si nous en avons envie. Une trentaine d’hommes en profiteront, pas de femmes, car nous sommes peut-être trop fatiguées. C’était cependant une occasion unique : nos soldats, accablés par la chaleur, devaient se reposer et se rafraîchir, pas un n’était là pour garder la sortie de la gare de marchandises, pas un pour nous surveiller. Occasion unique naturellement.

Le 19 août, nous quittons Sorgues et sa gare si accueillante. Nous y laissons une trentaine d’évadés, plus une femme que nous avons perdue au cours du long trajet à pied. Nous n’avons pas cru, pour elle, à une évasion, car elle était souffrante et incapable certainement de nous suivre, elle a dû s’étendre dans les rangs de vignes et nous laisser partir. Son indisposition lui a valu la liberté.

À cours de ce long voyage, nous ne sommes jamais comptés. Les soldats boches sont assez indifférents et ne remarquent pas les évasions en dehors de celle qui a eu lieu par effraction d’un wagon.

Nous passons à Orange et pensons à Daladier. Un peu plus loin, à proximité de la gare de Pierrelatte, nous allons vivre quelques minutes tragiques. Nous ne prenons pas garde à un arrêt du train, chose trop courante pour nous intéresser. Soudain, celles qui se trouvent aux fenêtres, en sortent précipitamment en criant : « Des avions piquent sur nous ! ». Notre locomotive est en effet attaquée par deux avions alliés et nous sommes dans le premier wagon derrière le tender.

Le bruit des avions descendant en piqué presque à notre niveau, est assourdissant, mais aussitôt des coups de mitrailleuses claquent avec violence. Presque tout le monde se couche et la terreur règne. Les rafales de balles se succèdent rapidement, mais ces quelques minutes sont effroyablement longues. Puis les mitrailleuses se taisent et le ronflement des avions s’éloigne. Nous sommes indemnes, et c’est miraculeux, car notre wagon a quelques dommages à l’extérieur. Les balles nous ont frôlées en déchiquetant des barres de fer et en faisant des éraflures au bois, mais pas une n’a traversé le wagon. Nous regardons par les fenêtres, l’eau fuse avec violence de la locomotive qui est hors d’usage. Il faut aller lui chercher une remplaçante, ce qui demandera bien des heures. Nous interrogeons, par la fenêtre, nos compagnes du deuxième wagon, elles n’ont rien, elles non plus.

Nous repartons, nous repartons toujours, malgré les cheminots qui nous répètent inlassablement que nous n’irons pas loin. Nous arrêtons à Montélimar où la Croix-Rouge, comme dans toutes les gares importantes où nous passons le jour, nous ravitaille et nous réconforte. Trois stations après Montélimar, on nous fait descendre pour un deuxième transbordement. Celui-là n’est pas comparable au premier et n’est qu’une petite promenade de deux ou trois kilomètres. Nous arrivons à un pont très endommagé par un bombardement. De nombreux ouvriers français travaillent à le réparer. Nous grimpons le long d’un talus très élevé pour atteindre la voie ferrée au niveau du pont. À ce moment, des avions alliés apparaissent et une batterie de D.C.A., chargé de défendre le pont, se met à tirer. Les ouvriers laissent leur travail et descendent dans les prairies. Nous nous immobilisons sur place, mais nous ne sommes pas toutes sur le remblai et tous les hommes sont encore bien loin. Nous avons l’impression que les avions viennent de nouveau bombarder le pont et, dans ce cas, notre situation serait critique. Mais nous faisons confiance aux aviateurs qui voient le long chapelet que fait à travers champs notre convoi. La D.C.A. tire avec frénésie et nous étourdit, les avions étincelants dans le soleil d’été passent majestueux, magnifiquement indifférents aux bombes qui se perdent dans l’espace.

Ils sont passés, et nous pensons avec regrets que si nous n’avions pas été là, le pont aurait peut-être subi des dégâts irréparables, tandis que dans très peu de temps, il sera remis en service.

Nous trouvons notre train près de la gare de Livron et montons dans un wagon de troisième classe. Ça nous fait d’abord plaisir, c’est agréable de s’asseoir normalement, de bien voir le paysage et de trouver certaines commodités. Mais nous sommes dix par compartiment de huit places et la nuit, nous regretterons le « bestiaux ». Mais nos regrets seront brefs, car cinq kilomètres après Valence, aura lieu notre troisième et dernier transbordement et nous réintégrerons un « quarante hommes, huit chevaux ».

À Valence, nous restons longtemps dans la gare et les cheminots nous disent que nous ne pouvons pas aller plus loin, un pont sur le Rhône étant démoli. Malheureusement le pont n’est pas coupé. Inutilisable pour le chemin de fer, les voies étant détruites, il reste parfaitement praticable pour les piétons et nous le franchissons en file indienne pour rejoindre le train qui, celui-là, nous mènera jusqu’en Allemagne.

Après Valence, les voies sont bonnes et notre convoi accélère son allure. Nous franchissons la gare de Lyon et une immense mélancolie s’abat sur notre wagon. Il n’y aura plus de voies coupées, plus d’avions alliés, rien n’arrêtera notre marche. Certaines espèrent que les hommes des maquis attaqueront notre convoi dans la région de Dijon. Mais les Boches ont prévu cette éventualité, car notre train est plus armé qu’au départ. Depuis la mise hors d’usage de notre machine à Pierrelatte, nous avons près de nous, sur une plate-forme, des petits canons de D.C.A. Souvent, lorsque nous traversons des forêts, nous entendons des coups de mitrailleuses, ce sont les soldats allemands qui tirent pour intimider ceux qui voudraient nous secourir. Nous traversons la Bourgogne et lisons sur les gares des noms connus et célèbres : Beaune, Nuits-Saint-Georges, Gevrey-Chambertin, puis Dijon.

Plus les jours passent et plus nos rations diminuent. Nous ne touchons presque plus de pain, seulement quelques biscuits et toujours la marmelade de pommes. Si la Croix-Rouge ne venait pas à notre secours toutes les fois que cela lui est possible, nous aurions certainement beaucoup de malades. L’insuffisance de la nourriture, des eaux douteuses, la marmelade qui fermente, provoquent déjà une épidémie de dysenterie qui heureusement ne s’étendra pas trop.

Mais nous faisons connaissance avec une sinistre compagne qui ne nous abandonnera plus, la Faim. L’heure des distributions de notre maigre pitance déchaîne des discussions passionnées. L’âme du radeau de la Méduse s’est emparée de notre wagon. Je plains très sincèrement celles qui acceptent de faire la répartition du pain ou de la marmelade. Il y a toujours une partie du wagon qui s’estime défavorisée et les invectives pleuvent parfois, dans le langage des prisons, pire, je crois bien, que celui des casernes. C’est à la fois pittoresque et lamentable, mais au fond c’est très humain. La faim n’est pas bonne conseillère et elle est une grande excuse. On proteste, on réclame avec véhémence ; mais l’honnêteté parfaite règne parmi nous, nos sacs suspendus aux clous du wagon ne risquent rien. Cela changera dans les camps d’Allemagne.

Le ravitaillement des soldats boches doit lui aussi laisser à désirer, mais ils ont un système très simple pour y remédier. Lorsque nous passons devant des jardins potagers ou des vergers, ils font arrêter le train et vont se servir très tranquillement. Ils reviennent les bras chargés d’oignons, de tomates, de prunes, de poires, etc. Nous les regardons faire avec fureur, mais cela les inquiète certainement très peu. Une fois chez eux, ils se contenteront naturellement de leur ravitaillement et ne pilleront point leurs compatriotes.

Nous sentons la terre de France diminuer devant nous et nous chantons : « Ça sent si bon la France ». Personne ne connaît bien la chanson ; mais tout le monde la fredonne. Toul, Lunéville, et le 26 août au soir, nous entrons en Allemagne. Trois de nos camarades du wagon voisin nous quittent pour aller en forteresse. Nous roulons toute la journée du 27, nous passons à Francfort, dont nous pouvons apprécier des dégâts. Les immeubles démolis se succèdent pour notre plus grand plaisir. Le soir, nous sommes arrêtés dans la campagne et nous nous endormons. À onze heures, les wagons sont ouverts avec fracas et on nous invite à descendre. Nous nous habillons et rassemblons nos affaires dans l’obscurité. Cette arrivée est sinistre. Nous voyons des officiers et des soldats allemands tenant en laisse d’énormes chiens, et des hommes en tenue rayé gris et bleu qui ont l’air d’être en pyjama, nous comprenons vite que ce sont des prisonniers. Ils nous montrent le chemin, nous encadrent et nous franchissons un grand portique qui est l’entrée du camp. On nous fait entrer dans une grande salle de douche et très vite on nous porte du pain et du café chaud. Nous sommes affamées et nous dévorons ; nous avons un autre très grand plaisir, celui de pouvoir nous laver à l’eau chaude autant que nous voulons.

Nous sommes au camp de Dachau. Camp de sinistre mémoire ; je me souviens de tout ce que j’ai lu avant la guerre sur les atrocités qui y étaient commises par les nazis sur leurs adversaires politiques. Aujourd’hui la lutte n’est plus entre les seuls Allemands. Il y a au camp de Dachau en cette fin d’août, trente mille hommes, y compris les « kommandos » environnants, ressortissants de dix-sept nations. Mais il n’y a pas de femmes et on ne peut pas nous garder. Nous restons deux jours, passant les nuits dans la salle de douches et les journées dans la cantine. Après avoir jeûné très sérieusement, nous pouvons manger à discrétion, nous en abusons et cela causera encore certains malaises.

Nous assistons depuis la cantine à l’appel des prisonniers à midi et le soir. Nous les voyons défiler au pas, dans un ordre impeccable. Puis la cérémonie terminée, ils viennent sous nos fenêtres nous regarder et nous sourire. Qu’ils sont émouvants tous ces visages d’hommes tendus vers nous ! Il y a des enfants de quinze ans et des vieillards, nous les intéressons également.

J’ai cependant l’occasion d’apprécier les méthodes du camp de Dachau. Nous sommes trois ou quatre dehors près de la cantine, un jeune prisonnier français nous demande si parmi nous, il n’y a pas quelqu’un d’Épinal. Je lui réponds que non, puisque notre convoi vient de Bordeaux. J’ai à peine fini ma phrase qu’une brute en pyjama, c’est-à-dire un « kapo » tombe sur ce jeune homme et lui donne de toutes ses forces des coups de poings sur la figure. C’est notre premier contact avec la brutalité des camps. Nous restons figées.

Le 30 août au matin, nous quittons Dachau où nous avons été gâtées par les prisonniers chargés de la cantine et d’une cuisine proche. Nous emportons des provisions et des cigarettes, ce qui nous sera précieux pour les trois jours de voyage, toujours en « bestiaux » qui vont nous conduire à Ravensbrück.

RAVENSBRUCK

C’est également à la nuit que nous arrivons à la petite ville de Fürstenberg d’où, à pied, nous gagnerons le camp qui est à trois kilomètres. Il fait une nuit magnifique et nous marchons sur un sol sablonneux à travers une petite forêt de pins qui me rappelle notre forêt landaise. Ce ne sont point nos pains maritimes, le tronc est plu grêle et le feuillage est celui du sapin. Mais par un beau clair de lune, l’illusion est facile.

Un grand portique comme à Dachau, nous sommes arrivées. On nous fait mettre en rang par cinq et on nous compte. Nous sommes accueillies par des sous-officiers SS et des aufserin, femmes-soldats préposées à la surveillance des prisonnières. On nous fait entrer dans une salle de douche bien laide et sale à côté de celle de Dachau. Au moment où nous entrons, des cloportes, dérangés par la lumière, s’enfuient de tous les côtés sur les murs et sur le sol. C’est assez répugnant d’autant plus que nous devons nous coucher sur des lattes de bois posées sur le sol en ciment. Le sous-officier qui nous accompagne nous parle sur un ton d’une extrême violence qui achève de nous glacer. Un des nôtres traduit les ordres qu’il vient de donner, qui sont très simples, nous devons nous coucher, ne pas parler, ne pas faire de bruit, etc. Cet accueil brutal n’est qu’un avant-goût de ce qui nous attend, car nous n’entendrons plus parler autrement.

Quand on a affaire à des soldats, ils sont en général débonnaires et paisibles ; mais le moindre signe sur des épaulettes et on a devant soi un forcené ne sachant parler qu’en criant et dont le langage ressemble davantage aux aboiements d’un dogue furieux qu’à la parole humaine. J’ai souvent pensé au jugement de Frédéric le Grand, trouvant que l’Allemand était une langue bonne pour les chevaux et les palefreniers. C’est magnifiquement exact, malheureusement c’est nous qui étions devenues les chevaux, les bêtes de somme que l’on insulte à longueur de journées.

Le lendemain de notre arrivée, le 2 septembre, nous passons la journée en formalités diverses. Remise de l’argent et des bijoux. Mais nous n’en avons pas, car cela nous a déjà été enlevé au Fort du Hâ ou à la prison de Toulouse. Dans ces prisons, on a laissé les alliances, ici on les retire. Certaines les sauveront quand même, car l’ingéniosité est immense.

On nous fait déshabiller pour la douche et nous laissons alors tout ce que nous possédons ; linge, vêtements, chaussures, à moins d’en posséder deux paires, valises, sacs à main, papier, crayon, photographies, on enlève même des ceintures orthopédiques. Nous gardons un sac en toile pour les provisions avec le pain de la journée, deux mouchoirs, un peigne, une brosse à dents, un savon, un gant de toilette et un dentifrice. Les brosses à habits, à cheveux, et les serviettes de toilette nous sont enlevées. On nous retire les moyens de nous tenir propres et on dira ensuite que nous sommes sales.

Dans le plus simple appareil, on nous examine pour voir si nous avons des poux. Pour un ou deux, on reçoit une lotion désinfectante ; pour un peu plus, les cheveux sont raccourcis avant la friction ; mais si on possède des lentes, on est passé à la tondeuse électrique et, en un clin d’œil, une jolie tête frisée se transforme en œuf d’autruche. Notre convoi n’est pas trop maltraité, trois seulement sur soixante-quatre passeront à la tondeuse.

Nous circulons dans la salle de douche en attendant la fin de l’inspection, car nous serons douchées toutes ensemble. Quelques-unes sont gênées d’être dans une pareille tenue, mais il faudra qu’elles s’y habituent, car cela aussi n’est qu’un commencement.

Après la douche, on nous distribue nos nouveaux vêtements qui sont, du reste, très usagés. Nous recevons une chemise, une culotte et une robe légère ou une blouse et une jupe. Les robes, blouses et jupes portent devant et derrière de grandes croix de St-André claires sur les tissus sombres, sombres sur les tissus clairs.

Nous quittons alors le quartier administratif toujours en rangs par cinq et gagnons le block 22 où nous cherchons les lits libres. Nous sommes dans une grande baraque en bois, comprenant deux parties égales ayant chacune un grand dortoir de 250 châlits à trois étages, un plus petit dortoir qui contient environ 50 châlits, un cabinet de toilette avec une vingtaine de lavabos et cinq W.-C. dont les portes ne ferment pas. Nous sommes deux par châlit, sur une paillasse de quatre-vingt centimètres environ, on essaiera de nous mettre trois quelques jours plus tard et nous serons plus de cinq cents femmes dans les grands dortoirs. Mais je dois reconnaître que nous ne manquerons point d’air car il ne reste plus un carreau aux fenêtres et comme les nuits sont déjà froides et qu’on ne possède qu’une couverture et même parfois qu’une pour deux, on cherche des cartons et des papiers pour remplacer les carreaux absents.

Ce qui nous frappe d’abord dans ce block 22, c’est sa repoussante saleté. Plus de la moitié est occupée par des Tziganes et ce n’est point une race à laquelle il faut demander de la propreté. Il y a du reste beaucoup d’enfants qui sont là avec leurs mères et cette tribu reçoit des colis et a un régime un peu privilégié. Il y a également des Russes, des Polonaises, des Belges et quelques Tchèques.

Nous sommes groupées dans le même coin du dortoir telles que le long voyage nous a rapprochées, car bien des amitiés se sont nouées. Mêlées à nous, des Belges, et, de l’autre côté d’une allée très étroite, des Russes et des Polonaises mélangées malgré leur vieille haine de races.

Le camp de Ravensbrück est petit pour sa population d’environ vingt cinq mille femmes au mois de septembre 1944. Chiffre très approximatif car il y a un mouvement quotidien d’entrées et de sorties. Comme dimensions, je crois qu’il doit mesurer à peu près quatre cents mètres sur deux cent cinquante. Ceci sans aucune garantie car je suis un très mauvais géomètre. Mais cela fait sur un petit espace, la population d’une bonne sous-préfecture, grâce à l’entassement dans les baraques en bois.

Le sol est sablonneux, recouvert dans les allées de poussière de charbon ; autour du camp, les petits pins dont j’ai parlé, mettent dans notre horizon un peu de verdure. Je les regarde avec plaisir, ils me rappellent Arcachon, mais je suis bien loin de notre « terre d’amour » sur ce plateau désolé que traversent les courants froids de la Baltique et que hantent seuls de nombreux corbeaux.

Une grande partie du camp, environ un tiers, est occupée par le « Revier » ou infirmerie. Et il y a tellement de malades que toutes ne peuvent pas y être admises ou y rester aussi longtemps que ce serait utile. Car, en sommes, la situation est très simple, dans les deux tiers du camp, avec un acharnement diabolique, on s’efforce de vous rendre malade, et dans le dernier tiers on a l’air de vous soigner. C’est-à-dire qu’on soigne les maladies contagieuses qui pourraient atteindre les surveillantes et les SS allemands, et on se désintéresse des autres.

Evidemment, il y a un très grand nombre de prisonnières, docteurs en médecine et infirmières, qui font de leur mieux pour soigner les malades, mais ce sont les médecins allemands qui décident des admissions et des renvois.En principe, il faut avoir 39° de fièvre pour être admise à l’infirmerie.

La cause principale des maladies, c’est le fameux appel, il y a aussi la nourriture qui provoque, par intoxication ou insuffisance, des plaies et des boutons de tous genres. Vitaminose, furonculose sont choses très courantes, mais moins graves que les maladies provoquées par l’appel.

Tous les matins, environ eux heures avant le lever du soleil, on sort des blocks et l’on se place dans l’allée par rangées de dix. Nous formons ainsi un grand rectangle, puisque nous sommes plus de mille. Et on reste debout pour être comptées par les kapos d’abord, par l’ausferin ensuite qui vient nous passer en revue. Nous sortons dans la nuit complète, éclairées par les lampes électriques placées sur la porte du block, nous pouvons lorsqu’il fait beau, admirer les étoiles, nous les verrons pâlir peu à peu, puis disparaître. Nous pourrons aussi admirer les premières lueurs de l’aube et le lever du soleil. Ce n’est qu’après son lever que la sirène du camp sonnera la fin de l’appel. Cette cérémonie quotidienne dure au moins deux heures, rien ne peut l’empêcher, ni la pluie, ni la neige, ni le gel.

En ce début de septembre, il fait très froid, nous sommes à peine vêtues, aussi les rhumes, maux de gorge, etc., ne se font pas attendre. La nuit, les dortoirs résonnent des quintes de toux qui se succèdent sans arrêt.

L’appel se renouvelle quelquefois dans la journée et l’on passe sans savoir pourquoi, l’après-midi dehors dans les mêmes conditions que le matin, mais alors, cela dure trois, quatre ou six heures. On nous raconte que l’année précédente, on passait quelquefois la nuit entière, mais on prétend que depuis le printemps 1944, la discipline est moins sévère.

Nous étions sans illusion en arrivant à Ravensbrück. Nous avions entendu parler des camps de concentration allemands, mais nous avons malgré cela beaucoup de surprises désagréables. D’abord la saleté repoussante du block 22, et beaucoup d’autres ne sont pas mieux. Nous pensions que les Allemands étaient des gens propres, soucieux d’hygiène. Nous constatons de visu qu’il n’en est rien. Les puces et les poux pullulent et on ne fait rien pour les supprimer, rien que la ridicule brimade de passer les têtes à la tondeuse.

Nous connaissions l’existence des châtiments corporels, mais nous n’imaginions pas que nous serions menées comme du bétail à coups de bâtons, ni que les gifles pouvaient pleuvoir avec tant d’abondance.

Nous avons eu assez faim déjà, pour n’être point difficiles, mais il ne doit pas être possible de réaliser soupes plus répugnantes que celles de ce camp.

Nous avions entendu vanter l’ordre et l’esprit d’organisation des Allemands. Dans l’espace de cinq semaines, j’ai mangé la soupe de midi à 9 h. 30 et à 3 heures de l’après-midi et à toutes les heures intermédiaires.

Les camps de concentration allemands ont été conçus et organisés par des monstres et des esprits démoniaques. Un cerveau normal ne peut pas imaginer et encore moins imposer un pareil genre de vie. Tout est mis en œuvre pour que les prisonniers se sentent dégradés, perdent toute dignité humaine, et ne soient plus rien qu’un fétu de paille dans une tornade. On parle d’enfer et on a raison du point de vue matériel, mais l’homme n’est pas seulement matière, il est d’abord esprit. Sur la porte de l’Enfer de Dante, il est écrit : « Vous qui entrez, laissez toute espérance ! ». cette phrase n’est pas inscrite sur le fronton d’entrée de Ravensbrück. Une immense espérance est en nous, nous ne pouvons rien dire, toute résistance serait suicide, mais nous savons qu’un jour la libération viendra, que l’Allemagne sera écrasée et que nos humiliations et nos souffrances se retourneront contre elle et marqueront son peuple d’un sceau d’infamie.

On ne parle jamais des camps de concentration allemands sans évoquer les fameux « kapos », c’est-à-dire les prisonniers élevés au grade de gardiens de blocks ou chargés de la police des camps. À Ravensbrück, on les désigne sous le nom polonais de blockovas et ce sont ces femmes, là comme ailleurs, qui rendent la vie plus ou moins insupportable.

Au block 22, nous avons surtout affaire à une Russe Tchoura qui porte sur sa manche le triangle vert des condamnés de droit commun. Grande et forte, c’est une véritable brute qui tape sur les prisonnières pour tout et pour rien. C’est une véritable sadique qui fait des efforts d’imagination pour faire un peu plus souffrir les six cents femmes sous ses ordres.

Trouvant que le matin, au moment de l’appel, nous ne mettons pas assez d’empressement pour sortir du block, elle découvre un moyen ingénieux de nous faire marcher vite. Elle lance à toute volée le contenu d’une cuvette d’eau froide sur le troupeau serré et piétinant que nous formons. Une épingle ne passerait pas entre nous, pas une goutte d’eau ne se perd, mais certaines sont absolument trempées et vont ainsi rester immobiles dans le froid du matin. Elle vocifère en allemand et, une fois son eau lancée, elle rit aux éclats de cette charmante plaisanterie. Nous nous promettons de pendre Tchoura le jour le la libération, j’espère que celles qui sont restées auront pu le faire.

Pendant les premiers jours, nous ne sortons pas, car nous n’avons pas reçu nos numéros et on ne peut pas circuler dans le camp sans être immatriculée. Nous sommes en quarantaine et ne travaillons pas. Nos seules corvées consistent à aller aux cuisines, chercher la soupe ou le café. Lorsque nous avons cousu sur notre manche gauche le triangle rouge des politiques et notre numéro, nous circulons dans le camp qui ne manque pas d’un certain pittoresque. Toutes ces femmes en robes d’été de toutes nuances, avec leurs grandes croix devant et derrière, les Polonaises et les Russes, très nombreuses, avec un mouchoir ou un foulard blanc sur la tête, évoquent une ville d’Orient. On se sent bien loin de France au milieu de cette Tour de Babel où résonnent tant de langues inconnues de nous. Le troc règne en maître. Il y a une sorte de Bourse qui règle les cours des divers objets susceptibles d’être échangés. L’étalon est le morceau de pain quotidien, avec lui on peut avoir une vieille paire de chaussettes, une petite écharpe, une lime à ongle, etc., pour deux ou trois morceaux, on peut obtenir un chandail ou une robe. On pourrait croire que sans argent, on ne peut pas faire de commerce, ce serait une grosse erreur. On fait un commerce très actif à Ravensbrück et dans tous les camps. Pas moi, j’ai beau redouter terriblement le froid, je ne peux pas me résoudre à sacrifier mon pain.

On chante beaucoup dans le camp. En revenant du travail vers 6 heures du soir, la pioche sur l’épaule et marchant au pas les Allemandes chantent. Les Françaises de mon groupe chantent aussi assez souvent, mais j’aime entendre surtout les Polonaises, leurs yeux bleus ou gris fixés sur l’horizon, vers la patrie martyre, elles chantent dans leur langue mélodieuse et douce, des airs nostalgiques qui expriment leur tristesse infinie et leur espérance quand même.

Nous passons dans le block une visite médicale pour les poumons, le cœur, les yeux. Puis, un beau jour, nous partons à l’infirmerie, les Belges et les Françaises. Nous apprenons ainsi que nous allons partir en convoi pour un kommando d’usine.

Il fait très beau temps ce jour-là, aussi la visite médicale se passe dehors, dans une cour de l’infirmerie. C’est un des spectacles les plus curieux que j’ai vus de ma vie. Nous sommes plus de deux cents entièrement nues et nous marchons en procession par deux, puis par une en arrivant devant le médecin boche. Celui-ci est assis dans un fauteuil, une blouse blanche sur son uniforme et il joue négligemment avec un stick en nous regardant d’un air dédaigneux. À ses côtés, des femmes, docteurs en médecine et infirmières nous examinent d’un coup d’œil rapide et, à l’appel de notre nom et de notre numéro, le docteur, d’un mot ou d’un signe, nous accepte ou nous refuse. Cette scène évoque pour moi l’idée d’un marché d’esclaves dans une très lointaine antiquité. C’est bien cela d’ailleurs, nous sommes bien des esclaves, mais malheureusement, nous sommes au milieu de XXe siècle.

Cette cérémonie burlesque nous réjouit énormément. Nous n’éprouvons point de gêne, mais, dans mon for intérieur, je bénis les hommes et les femmes qui ont inventé les vêtements.

Notre groupe va se trouver amputé d’une quinzaine qui, malades, vont rester au camp, alors que cinquante environ vont partir le 18 septembre pour une destination inconnue.

La journée du départ se passe en formalités diverses et en longues stations debout et immobiles. Nous sommes chaussées de gros souliers à semelles de bois, à tiges de toiles blanches et empeigne de cuir noir. Ces souliers sont beaucoup trop grands pour nos pieds nus, et nous blesseront jusqu’au jour où, en enveloppant nos pieds dans des chiffons, nous comblerons les vides des chaussures. Une fois chaussées, nous revenons dans la salle de douche qui n’est utilisée que pour les arrivées et les départs. Nous changeons de linge pour la première fois depuis dix-huit jours et recevons une nouvelle robe plus chaude que la précédente, car elle est en laine, ainsi qu’un chandail ou un sweater. Nous sommes très contentes d’être plus chaudement vêtues.

Une partie de la nuit se passe ainsi et c’est vers trois heures que nous quittons le camp pour la gare de Fürstenberg. Nous traversons une petite ville endormie en troublant le silence malgré nous, car nos semelles de bois sonnent sur la route pavée. C’est toujours la nuit que les S.S. choisissent pour nous faire entrer ou sortir de leurs camps. Il semble qu’ils ne tiennent pas à nous exhiber aux populations du Grand Reich.

À la gare, nous embarquons cinquante par wagon, plus une ausferin et un soldat. Aucun renseignement n’est donné sur la direction prise. On part toujours dans le plus grand mystère. Qu’importe d’ailleurs un nom ou un autre ? Ce qui est certain, c’est que l’immense majorité des Belges et des Françaises quitte Ravensbrück sans regret. Quelques-unes ne sont pas très fières, et c’est mon cas, d’aller travailler en usine pour la machine de guerre boche.

OBERSPREE

Après une trentaine d’heures de voyage, pendant lesquelles nous avons tourné très longtemps autour de Berlin, nous arrivons dans une jolie ville, Obersprée. Près de la gare, plusieurs usines, certaines très endommagées par des bombardements, dans la ville, plusieurs immeubles entièrement démolis. Nous sommes accueillies par un officier S.S. escorté d’un grand dogue.

Le camp que nous occupons est un ancien dancing, situé juste au bord de la Spree, la rivière qui arrose Berlin. La salle de danse nous sert de dortoir, nous y trouvons quatre cents Polonaises et, comme nous arrivons cent cinquante Belges et cinquante Françaises, nous seront six cents ; mais nous pourrions, avec des châlits à trois étages y être encore plus nombreuses, car la salle est très grande et nous sommes deux par paillasse.

Nous enregistrons de suite une différence avec Ravensbrück. Tout est très propre ; le camp est de formation récente, les paillasses et les couvertures sont neuves. La nourriture, toujours insuffisante, est meilleure et proprement servie.

Nous devons travailler dans une usine de batteries électriques pour avion. La journée de travail est de 12 heures, de 6 à 18 heures, une semaine, de 18 heures à 6 la semaine suivante. Le travail est continu et on alterne les équipes pour la nuit et le jour chaque semaine. Je regarde aux lavabos les Polonaises faire leur toilette, l’eau devient instantanément noire, comme si elle avait servi à laver des charbonniers. Je me renseigne et j’apprends que le charbon joue un grand rôle dans la préparation des batteries électriques.

J’ai quitté Ravensbrück sans aucun enthousiasme, mais avec la résignation fataliste qu’il convenait d’avoir dans un pareil milieu. Je commence à avoir des regrets. Plusieurs conversations avec la Polonaise, docteur de l’infirmerie, me confirment dans mes appréhensions. Elle m’explique que le travail à l’usine est beaucoup trop dur et la nourriture trop insuffisante pour que l’on puisse supporter un pareil régime bien longtemps, surtout à mon âge. La discipline est assez dure et les ausferins manient le bâton comme à Ravensbrück, mais tout de même avec moins de générosité.

Nous sommes plus nombreuses qu’il n’y a de places à l’usine. Cent quarante sont prises pour travailler de suite, nous restons au camp une soixantaine. Le régime alimentaire de Ravensbrück m’a donné une intoxication et j’ai la figure couverte de boutons. Cela va me rendre un immense service et peut-être me sauver la vie. Car nous ne restons pas longtemps inactives et nous sommes un matin mises en rangs par cinq pour aller travailler près de l’usine à des tâches de déblayage et de terrassements. Mes boutons font un peu d’infection et j’ai la fièvre. La Polonaise, docteur en médecine, qui porte tatoué sur le bras gauche le matricule du célèbre camp d’Auschwitz, me sort brusquement des rangs et me prend à l’infirmerie.

Quatre jours plus tard, avec une dizaine de malades, elle me renvoie à Ravensbrück, après m’avoir fait faire un énorme pansement au moment du départ et avoir inscrit sur ma feuille de retour la mention : érésipèles. En réalité, je suis guérie de cette première intoxication, car j’en aurai d’autres, et mes boutons sont en train de disparaître, mais je quitte Obersprée dans un appareil qui pourrait faire supposer que j’ai reçu au moins une cheminée sur la tête !

Il ne nous faut pas quatre heures pour revenir à Ravensbrück, alors que nous en avions passé trente en « bestiaux ». car nous voyageons de façon normale. Malheureusement nous ne verrons de Berlin que le métro que nous prendrons pour aller d’une gare à une autre. Le métro et les deux gares fonctionnent très normalement, nous le constatons avec un certain déplaisir.

Vers dix heures du matin, le 27 septembre, nous franchissons pour la deuxième fois le portique de Ravensbrück et, après une visite médicale, où le médecin déclare que je n’ai pas d’érésipèle, ce que je savais déjà, on amène celles du groupe, qui ne sont pas reconnues malades, au block 26.

Nous trouvons dans ce block, une sensible amélioration par rapport au block 22. Évidemment la nourriture est aussi infecte, mais le block est moins sale, les prisonnières sont un peu moins voleuses et surtout les blockovas sont des prisonnières politiques polonaises et tchèques, qui ne manient point de bâtons et sont correctes dans leurs rapports avec nous.

Je m’intéresse à un service qui s’appelle la section du tricotage où des femmes de cinquante ans et plus, passent la journée à tricoter des bas. ce travail pacifique me séduit et je voudrais bien entrer dans ce service. Mais je n’ai même pas le temps d’en manifester le désir et le 12 octobre, je repars en convoi.

MUNICH

En quittant pour la deuxième fois le camp de Ravensbrück, je me trouve absolument séparée du groupe formé à Bordeaux le 9 août. ce groupe est du reste disloqué, une quarantaine de mes compagnes étant à Obersprée et une vingtaine à Ravensbrück. Cette séparation m’est pénible, j’ai noué des amitiés, il faut partir seule au milieu d’étrangères dont je ne comprends pas les langues, il faut se résigner à ne plus rien savoir de toutes celles que je connaissais.

Nous embarquons dans la nuit du 12 octobre, pour direction inconnue comme toujours. Notre wagon est occupé par cinquante prisonnières polonaises, russes, yougoslaves et deux françaises. Heureusement, j’ai trouvé une jeune femme de Paris au cours des formalités qui précédaient tous les départs. Nos noms se ressemblent et nos matricules se suivent, cette coïncidence nous vaudra d’éviter l’une et l’autre l’isolement total, et nous ne nous quitterons plus qu’en France, pour rejoindre, elle Paris, et moi Arcachon.

En regardant le paysage, je reconnais des choses déjà vues, je constate que nous faisons le parcours que j’ai fait déjà de Dachau à Ravensbrück. On parle de Munich dans le wagon et c’est en effet exact, car après trois jours de voyage, nous arrivons à une petite gare d’un faubourg de la capitale de la Bavière. C’est la nuit, nous ne voyons rien et cheminons vers notre nouveau camp, affamées comme d’habitude, car nous avons touché à peu près un jour de vivres pour trois jours de voyage.

Je constate que les sous-officiers de S.S., commandant et commandant en second du camp sont seuls, c’est-à-dire sans chiens. L’absence de ces bêtes féroces nous fait un certain plaisir. Nous entrons dans une baraque de bois qui est une cantine, c’est à dire un réfectoire où on nous sert du café et du pain, et où, sur de la paille, nous passerons la nuit.

En face de nous, nous voyons de grands bâtiments, et apprenons qu’il y a déjà trois cents Polonaises qui, depuis un mois, travaillent ici. Nous demandons s’il y a des Françaises, on nous répond qu’il y en une qui, docteur en médecine, dirige l’infirmerie. Nous arrivons environ deux cent cinquante, car notre convoi comprend en plus des nationalités que j’ai citées, cent soixante Hollandaises. Nous serons cinq cent cinquante, soit trois cent cinquante Polonaises, cent soixante Hollandaise, vingt Yougoslaves, treize Russes, quatre belges et quatre Françaises.

Le lendemain de notre arrivé, nous sommes conduites dans les grands bâtiments qui vont nous servir de logement. C’est un immeuble énorme qui ne s’apparente, dans notre pays, qu’à nos casernes. À Munich, c’est une cité ouvrière et il y en a des quantités dans le quartier où nous sommes. Cet immeuble de trois étages est en fer à cheval et comporte plus de quarante fenêtres de façade sur sa partie la plus large et vingt sur les côtés. Mais il n’y a qu’un côté, l’autre s’est effondré par la déflagration provoquée par la chute d’une bombe tout près, un immense entonnoir en donne l’explication très claire. Pour cette raison sans doute, le bâtiment a été évacué par les ouvriers et pris par les S.S. pour nous. Nous n’en occuperons qu’une partie formant quatre maisons dont trois pour nous et une pour les Allemands. ces maisons sont composées d’appartements de trois ou quatre pièces blanchies à la chaux, une pièce ayant un évier d’émail et un robinet d’eau qui devait être la cuisine. C’est d’une monotonie sinistre pour des logements ouvriers. Pour nous, prisonnières, c’était beaucoup mieux et beaucoup plus propre que les baraques en planches de Ravensbrück, mais je n’imagine pas des ouvriers français vivant dans de pareilles casernes, par centaines de familles, sous le même toit, et sous le signe absolu de l’uniformité.

Nous occupons ces appartements qui deviennent nos chambres, dans lesquelles nous sommes six ou huit au plus avec les châlits à un seul étage.

Nous sommes avec les Hollandaises dans la troisième maison de l’énorme immeuble. Il y a un lit pour chacune ce qui constitue un grand avantage sur les autres camps.

À peine fixées sur notre gîte, car n’ayant point de bagages, nous sommes de suite installées, nous sommes recensées pour le travail à l’usine Agfa où nous nous rendrons le lendemain.

Quelques privilégiées resteront au camp pour l’infirmerie, la cuisine et la surveillance des maisons, que l’on appelle toujours les blocks.

Avant de nous envoyer à l’usine, on nous donne des manteaux, car nous n’avions sur des robes légères, que des sweaters ou des pull-overs. J’hérite d’un pardessus d’homme usé jusqu’à la corde et en triste état. Il est cependant assez chaud, je m’habituerai vite à lui et j’aurai mal au cœur à Avignon en l’abandonnant dans un coin de la gare. On nous fera ajouter plus tard sur ces manteaux, les croix en tissu de nuances opposées. Mais à ce moment-là, ils portent dans le dos en peinture les lettres K.L. (Koncentration Lager), le signe du camp de Dachau, dont nous dépendons.

Le grand immeuble qui nous sert de camp avec deux petites cours entourées de barbelés et gardées nuit et jour par des soldats, se trouve dans la campagne à une demi-heure de marche de l’usine Agfa, située elle-même dans la banlieue est de Munich. Deux fois par jour, le matin à 6 heures et le soir à 5 h. 30, nous parcourons des chemins de campagne et une rue de cités ouvrières dans le genre de notre immeuble. Pendant les mois d’hiver, c’est dans la nuit que nous faisons ce trajet, pataugeant dans la boue, enfonçant dans la neige, ou glissant sur la glace.

À l’usine, nous sommes réparties dans trois salles. On me donne un travail facile, mécanique, sur une chaîne. je vais apprendre ce que représente ce fameux travail à la chaîne dont on a beaucoup parlé. C’est incontestablement une splendide école d’abrutissement. Notre journée de travail est de 10 heures et demie, car nous sommes encadrées par des ouvrières allemandes et les contremaîtres sont allemands. L’activité moyenne de production est pour notre salle, 3.500 à 4.000 rondelles qui formeront le haut des bombes de D.C.A. Nous faisons donc 3.500 à 4.000 fois par jour le même geste. La surveillance la plus stricte s’exerce et tout sabotage est impossible.

Cette vie monotone et très fatigante à cause de la sous-alimentation à laquelle nous sommes soumises, connaîtra cependant un peu d’imprévu et de repos par les bombardements qui seront très fréquents de jour et de nuit. La nuit, nous ne les goûtons pas du tout, car il faut se lever et descendre dans des caves très froides, mais le jour nous les accueillons avec enthousiasme, car ils interrompent le travail et nous descendons au sous-sol où nous causons par petits groupes. Les risques ne sont pas une illusion, mais l’immense majorité n’en a cure. Très rares sont celles, Polonaises ou Hollandaises, qui ont peur. Les sirènes, annonçant les alertes, provoquent chez nous un mouvement de joie, car les Allemands sont inquiets pour leur maison et leur famille, le travail est abandonné et nous profitons d’une ou de plusieurs heures de repos. Nous aurons même, en décembre et janvier, quinze jours de vacances, car des bombardements de nuit ont causé des dégâts qui nécessitent de grosses réparations. Nous serons au mois de décembre, plusieurs jours sans électricité et une quinzaine sans eau. Des camions-citernes nous en porteront tous les jours.

C’est le plus fort bombardement que nous ayons eu dans la nuit du 16 au 17 décembre. En sortant des caves pour remonter dans nos chambres, nous avons vu devant nous Munich entièrement en feu. Bien souvent, nous avons vu des incendies dans trois ou quatre points de la ville, mais ce soir-là, les flammes se tenaient, une immense lueur rouge couvrait Munich et le spectacle était grandiose et dantesque.

Nous ne pensions pas au froid, et regardions de nos fenêtres dont les fausses vitres étaient du reste arrachées, ce coup d’œil splendide, et inaccessibles à la pitié, nous nous réjouissions du résultat obtenu par les pilotes de la R.A.F.

Dans cette vie de travail, les journées sont moins longues qu’elles ne l’étaient sur les paillasses si sales de Ravensbrück. les semaines et les mois passent dans la monotonie des départs pour l’usine et des retours le soir et dans la blancheur immuable de la neige. En janvier, la température évolue entre –15 et –25 degrés. Nous sommes très peu couvertes, cependant il n’y aura pas de congestion et les cas de tuberculose ne seront point causés par le froid.

Les fêtes de Noël très importantes en Allemagne seront célébrées dans notre camp par une soupe meilleure et un goûter l’après-midi. Pendant des jours, on a travaillé pour nettoyer et décorer la cantine, il y a partout et dans toutes les chambres des branches de sapins et des décorations avec du papier de soie orange. les Hollandaises se sont emparées de ce papier, ont fait des nœuds pour leurs cheveux ou leur robe et ont eu ainsi le plaisir d’arborer la couleur de leur maison royale.

Mais Noël, c’est avant tout la fête de la famille, le moment par excellence où l’on aime se trouver chez soi parmi les êtres chers. Aussi la matinée fut bien triste et les larmes coulèrent avec abondance. Nous avions espéré, en arrivant en Allemagne, être libres pour Noël, nous seulement nous ne l’étions pas, mais les communiqués allemands claironnaient des victoires et nous sentions bien que plusieurs mois devaient encore passer avant notre délivrance.

Ce qui marque cet hiver dans ma mémoire, ce n’est pas le souvenir du froid, qui était cependant ce que je craignais le plus, c’est la faim. La faim torturante, obsédante, que les repas semblaient plutôt stimuler qu’assouvir, qui en nous laissait point de répit hors le sommeil et qui même, quelquefois, nous empêchait de dormir si la fatigue ne l’emportait pas sur elle.

Toutes les conversations évoquent des questions alimentaires, nous échangeons des recettes culinaires ou composons des menus magnifiques que nous dégustons en imagination.

Nous serons cependant plusieurs qui sauront faire l’effort nécessaire pour nous évader de ces questions matérielles et parler voyages ou littérature. Je chercherai dans le fond de ma mémoire en travaillant à l’usine, pour reconstituer des poèmes, des sonnets, puis les écrire et les faire circuler parmi les Polonaises et les Hollandaises qui parlent bien le français. Certaines le connaissent parfaitement puisqu’elles aimeront et admireront José-Maria de Heredia. Des Polonaises s’extasieront et recopieront à beaucoup d’exemplaires des fragments des stances « À Villequier », de Victor Hugo, que malheureusement je n’ai pas pu reconstituer entièrement.

Je cite ce petit fait qui peut paraître sans importance à ceux qui ne réalisent pas, et pour cause, ce qu’était notre vie. Cela prouve que notre moral a toujours été parfaitement bon et que la faim, la vermine, la fatigue et le froid étaient des inconvénients sérieux, certes oui, mais nous ne nous laissions pas écraser par ces inconvénients et les dominions au contraire en les considérant comme provisoires. ceux ou celles qui n’ont pas su faire cela, ouvraient eux-mêmes la porte à la neurasthénie et aux maladies auxquelles on ne peut plus résister.

De temps en temps, le dimanche après-midi, il y avait à la cantine ce que l’on appelait, je ne sais pourquoi : « Cabaret ». Naturellement il n’y avait rien à boire ni à manger, mais c’était, lancé par les Hollandaises et suivi ensuite par les Polonaises des séances récréatives de chants soit en chœur, soit en soli et de monologues. Il y eut même des petites pièces de théâtre très bien montées, ce qui, dans le dénuement où nous étions, était une preuve de remarquable ingéniosité.

À ces « cabarets », une jeune femme des environs de Lille, qui a une fort jolie voix, un courage magnifique et un entrain endiablé, avait un très grand succès et faisait applaudir la chanson française.

Vers le 15 janvier, la soupe qui nous est servie à l’usine, devient de plus en plus claire. les quelques morceaux de pommes de terre qui en faisaient la base ont disparu, des feuilles de choux flottent dans une grande quantité d’eau. Les Hollandaises frémissent d’impatience et de mauvaise humeur. Le 21 janvier, la soupe est encore plus mauvaise que d’habitude et une grande effervescence règne au moment de la reprise du travail. je vis en sourde-muette, étant toujours à l’usine, entourée de voisines qui ne parlent pas français, mais je remarque l’agitation ce jour-là. Que se passe-t-il au juste ? Je n’en sais rien. mais des consignes ont dû courir le long des tables de l’immense salle où nous sommes deux cent cinquante prisonnières. À peine repris, le travail s’arrête et tout le monde s’immobilise. Les contrôleuses allemandes essaient sans conviction de donner un petit élan, elles n’insistent pas, car elles nous approuvent d’une façon presque manifeste. Je vois défiler avec amusement les « ausferins » qui tentent de la persuasion, « l’obermaster », le chef de la salle, qui se fâche, le directeur de l’usine qui nous menace et enfin notre commandant que l’on a appelé à la rescousse et qui crie comme un possédé.

Mais la grève a duré l’après-midi entière, tout ce qui travaille à la chaîne a été frappé de paralysie. les Hollandaises qui ne sont que cent cinquante environ, sont rendues responsables et seront en pénitence pendant une quinzaine de jours, mais plus jamais, nous ne reverrons d’aussi mauvaises soupes. La présence à nos côtés du personnel allemand, empêche les S.S. de nous maltraiter. Les ouvrières de Munich qui travaillent avec nous, nous témoignent de la sympathie et des amitiés se nouent qui rapportent bien des avantages aux prisonnières qui parlent allemand et sont placées près de leur contrôleuse. Il est bien évident que tous les Allemands ne sont pas des brutes et la Bavière qui a toujours très peu aimé la Prusse, ne devait pas être très enthousiaste du régime nazi. Il est cependant indispensable de redouter toujours l’extraordinaire docilité de ce peuple.

Les camps de concentration et les commandos de travail nous ont appris à connaître bien des peuples d’Europe que nous ne pouvions imaginer que par la géographie ou l’histoire. Quelquefois, des animosités assez violentes se manifestent entre les ressortissants de différentes nations. C’est le cas à Munich entre Hollandaises et Polonaises, elles se disputent souvent, se battent même quelquefois. Pour un observateur objectif, cela n’a rien de surprenant. Ces deux peuples représentent certainement les extrêmes de l’Europe et s’opposent d’une façon absolue. L’histoire des peuples explique aussi bien souvent le comportement des individus.

Filles d’un pays libre et heureux, les Hollandaises sont grandes, fortes, brusques, joyeuses. Incapables de se plier au servage, elles ruent dans tous les brancards, discutent avec les dirigeants de l’usine, se moquent ouvertement des Bavarois dont les chapeaux à fonds coniques, garnis de pompons ou de petits plumeaux ont l’air de sortir de coulisses d’opérettes. Elles s’appellent toutes par leurs prénoms, sans distinction d’âge ou de classes sociales. Comment comprendraient-elles les polonaises, filles d’un pays martyr, si souvent asservi. Celles-ci sont de taille moyenne, souples, ne résistant jamais ouvertement, cérémonieuses, susceptibles, au patriotisme ardent et ombrageux. Elles ignorent la liberté, sont respectueuses des classes et des castes, s’appellent «madame » à tous propos, et semblent souvent pousser à l’excès leurs croyances ou leurs sentiments.

Les Hollandaises chantent des marches joyeuses et entraînantes, les Polonaises des mélopées douces d’une infinie tristesse.

Entre ces deux extrêmes, notre équilibre et notre mesure de Françaises, trouvent leur place exacte. C’est pour cela sans doute que nous étions aussi bien avec les unes qu’avec les autres.

Avec le mois de février, arrive le dégel et la température s’adoucit. Puis le printemps s’approche et les bourgeons surgissent. Une immense fatigue s’appesantit sur nous. À l’usine, je regarde les visages qui m’entourent, les traits se creusent, les yeux s’enfoncent. Les stigmates de la mort commencent à se poser même sur de jeunes figures, les signes de cette mort lente et douce des camps, cette mort provoquée par la sous-alimentation et le surmenage qui aboutissent forcément à l’épuisement. Dès que le travail s’arrête quelques minutes, les têtes dodelinent doucement, les corps ploient sous le besoin de sommeil. Les contremaîtres ou les surveillantes réveillent d’un tapotement sur l’épaule celles qui s’endorment tout à fait.

Je regarde ces signes de faiblesse sans inquiétude, les nouvelles sont bonnes, je sais que nous n’aurons pas le temps de mourir.

Vers la mi-mars, nous touchons, les Françaises et les Belges, des colis de nos Croix-Rouge respectives. Quelques jours plus tard, les Polonaises en touchent de leur Croix-Rouge. Malheureusement leurs colis ne contiennent pas de cigarettes et ces fumeuses enragées troquent leur sucre et leur fromage pour satisfaire leur passion. Mes conseils de sagesse tombent dans le vide, ce qui est le sort normal des bons conseils.

À partir de ce moment-là, notre vie se transforme. Le sucre, les pâtes de fruits, les biscuits, les conserves nous apportent les éléments nutritifs nécessaires, les cigarettes, un grand plaisir. Les fêtes de Pâques seront joyeuses, car les nouvelles qui nous viennent par les journaux allemands sont magnifiquement bonnes et nous toucherons toutes, deux colis chacune. Les bombardements se multiplient de jour et de nuit. Nous manquons bien un peu de sommeil, mais le travail est interrompu bien souvent et les journées sont ainsi moins fatigantes.

Nous constatons un jour sur une carte que presque toute l’Allemagne est occupée et que nous sommes à Munich la dernière poche de la résistance allemande. Or, les Américains s’approchent, ils sont à moins de cent kilomètres. On nous annonce que notre camp sera peut-être évacué.

Entre les bombardements, je travaille à l’usine avec application et conscience. Je sais que ces bombes ne feront pas de mal à nos alliés, car on n’aura pas le temps de les finir et je fais tourner mes rondelles avec allégresse.

Le 25 avril, en effet, nous quittons définitivement l’usine. Notre vie d’ouvrières est terminée, mais nous sommes encore prisonnières, que va-t-on faire de nous ?

Tous les bruits les plus macabres circulent. On annonce que nous allons partir pour le Tyrol où nous serons avec beaucoup d’autres, exterminées. Le curieux, c’est que l’on se transmet cette information avec le ton et l’expression du visage que l’on peut avoir dans la vie normale pour annoncer que l’on ira passer une journée à la campagne. Nous en avons vu tellement que plus rien ne peut nous émouvoir. Cependant, je n’accorde pas de crédit à cette nouvelle, car je pense : 1) que nous ne sommes pas en état de faire à pieds les cent quatre-vingts kilomètres qui nous séparent du Tyrol ; 2) que les Boches ne nous ont pas, depuis plus d’un mois, remontées avec les colis, pour nous assassiner. Mais il est bien certain qu’avec eux, la logique a souvent tort et qu’on ne sait jamais.

Le 26, l’annonce officielle est faite que nous allons évacuer le camp le lendemain matin à 5 heures. Les malades les plus âgées sont autorisées à rester – cela fait une quarantaine. Nous partirons cinq cent dix. Celles qui restent nous regardent avec un peu pitié. On nous dit que nous devons faire trente kilomètres par jour pour gagner le Tyrol. Et que nous risquons, si nous allons trop loin de voir retarder notre rapatriement.

Je suis bien tranquille, je sais qu’avec nos gros souliers à semelle de bois, nos deux couvertures et nos provisions, nous ne ferons pas trente kilomètres par jour.

Nous nous affairons pour organiser notre paquetage. Nous lacérons des couvertures pour faire des courroies qui nous permettront de porter nos colis sur le dos, ce qui est moins fatigant.

La nuit passera en préparatifs et c’est presque sans avoir fermé l’œil que nous prendrons la route le 27 au matin, après avoir dit adieu ou au revoir à celles qui restent.

WOLFRATHAUSEN

Vers 5 heures et demie, le 27 avril, notre troupe de 510 prisonnières, flanquée d’aufserins et de soldats, se met en route sous la pluie qui heureusement ne durera pas. Nous sommes chargées comme des baudets, pourtant nous ne possédons pas grand-chose, mais on est toujours trop riche quand on déménage. Nous emportons nos deux couvertures et plusieurs jours de vivres, ainsi que notre gamelle qui est en général un petit saladier de porcelaine blanche très lourd. Nos gros souliers martèlent les pavés et ensuite les routes et nous marchons, assez allègrement d’abord, puis de plus en plus lourdement.

Vers neuf heures, nous nous arrêtons pour un casse-croûte et un peu de repos. Vers midi également, il fait alors une chaleur orageuse extrêmement pénible, lorsque nous reprenons la route les pieds commencent à traîner et nous sommes déjà très fatiguées. Nous marcherons cependant plus de trois heures encore, mais nous ferons les derniers kilomètres en automates, sans parler ni chanter, ni rire. Enfin nous atteignons une ferme où nous passerons la nuit dans la grange, après avoir pu nous laver et dîner de nos provisions. Nous avons fait à peu près vingt kilomètres, nous sommes épuisées et bien des pieds commencent à être meurtris. Il est évident que nous n’irons pas dans le Tyrol.

Nous avons pour nous convoyer quatre nouvelles aufserins venues de Ravensbrück tout récemment, pour renforcer nos petites Munichoises qui n’étaient pas bien méchantes. Ces dragons crient, tempêtent et menacent de nous pendre si nous ne marchons pas assez vite. Nous savons que les armées américaines marchent sur Munich et commençons à manquer de patience.

Le 28, nous sommes réveillées bien avant l’aurore et devons déjeuner et nous préparer au départ. Il se met à pleuvoir lorsque nous nous mettons en rangs, mais cette fois ce ne sera pas comme la veille et la pluie ne cessera pas de tomber une minute de toute la matinée.

Cette marche d’un troupeau fatigué se fait sans enthousiasme et sans aucune bonne volonté. Au bout de deux ou trois heures, au lieu d’être groupées comme nous étions la veille, nous sommes échelonnées sur beaucoup plus d’un kilomètre. Nous cheminons sur une route bordée des deux côtés par une forêt de petits sapins. L’évasion serait chose bien facile, mais que faire dans cette forêt où tout ruisselle sous la pluie incessante ? Nous avons cependant l’impression que la surveillance se relâche, car nous sommes un petit groupe de quatre ou cinq et nous ne voyons personne ni devant ni derrière nous.

Nous croisons un soldat allemand qui conduit un chariot, il s’arrête et nous interroge : « D’où venez-vous ? Où allez-vous ? ». Une Hollandaise qui est à nos côtés lui répond. Il parle longuement et paraît très satisfait, la Hollandaise nous traduit la conversation. Les Américains sont à Munich, un gouvernement bavarois s’est constitué pour capituler et demande l’armistice qui sera signé le soir même. Comme nous sommes en Bavière, le soldat nous indique que la guerre est finie. Ces nouvelles ont été annoncées par la radio le matin de bonne heure, mais elles sont fausses, nous le saurons le lendemain, car la révolte bavaroise a été vaincue par les SS à Munich. Il n’y aura donc pas de capitulation, mais cette information, lancée le matin du 28 avril, a disloqué toutes les forces militaires et civiles qui tenaient encore.

Nous accueillons cette nouvelle avec enthousiasme, nous ne sommes plus fatiguées et pensons plus à la pluie, nous annonçons la victoire et comme une traînée de poudre, l’information se répand parmi les groupes dispersés.

Dans un petit village, on nous fait arrêter afin de nous rassembler. Des Polonaises se mettent à l’abri près d’une maison dont la toiture forme auvent. Elles ne font rien de mal et ne dérangent personne, mais une aufserin leur ordonne de sortir et de se mettre sous la pluie. La révolte gronde, elles refusent, une bagarre s’ensuit, une Polonaise est giflée, mais l’aufserin récolte une égratignure qui lui laboure la joue et elle pleure à chaudes larmes pour notre plus grand plaisir.

Nous sommes trois sous un arbre qui regardons ce spectacle avec intérêt et aussi celui que nous donne la mine consternée d’habitants du village qui causent entre eux, près de nous. Une autre aufserin veut nous faire sortir et prend un ton de commandement qui n’est plus de circonstance. Je l’envoie promener avec violence : « Vous êtes vaincus, nom d’un chien, f…-nous la paix ! »

Elle ne comprend point le français, mais me regarde avec des yeux ronds et bat en retraite vivement. Cela va mieux, cela commence même à aller très bien pour nous.

Nous marchons encore et nous arrivons à une jolie petite ville, Wolfrathausen, nous lisons le nom sur un poteau, nous sommes à trente kilomètres de Munich.

Nous décidons à trois de ne pas aller plus loin et personne ne fait obstacle à notre décision. Nous reprenons ouvertement notre liberté et le commandant nous indique simplement que nous avons intérêt à rester avec le groupe. « Où irez-vous ? In n’y a plus de trains. Où mangerez-vous ? ». Nous avons avec nous plusieurs jours de provisions et pouvons dans une grange attendre l’arrivée des Américains. Nous tournons le dos à nos camarades et pensons les avoir quittées, lorsque nous voyons leur colonne s’arrêter, puis tourner et revenir vers nous. Alors nous les attendons et c’est avec tout le groupe que nous nous dirigeons vers une grande ferme où nous nous installons dans le foin et la paille. Nous sommes mouillées entièrement ainsi que nos couvertures, heureusement nos provisions ont été préservées.

La grande ferme dont nous occupons la grange est située à trois cents mètres environ de la petite ville de Wolfrathausen. Elle est entourée de prairies et l’une de celles-ci est traversée par l’Isar, la jolie rivière qui arrose Munich. Ces bords de l’Isar nous servent de cabinet de toilette, mais lorsque la neige recouvrira de nouveau la région, nous utiliserons les robinets des étables et des écuries.

Le lendemain de notre arrivée, le dimanche 29 avril, nous sortons à deux pour examiner notre nouveau domaine. Plus de soldats en faction pour nous garder, plus d’ausferins. Je marche à travers les prairies vers la route par laquelle nous sommes arrivées la veille.

– Où vas-tu ? demande ma jeune compagne.

Je réponds :

– Viens…

Car je n’ai point de but précis, peu importe les lieux, je cherche la liberté. Une fois sur la route, je prends le bras de la jeune femme et je lui dis :

– Nous sommes libres ! libres ! Comprends-tu ? Pour la première fois, après de bien longs mois, nous pouvons marcher pour notre seul plaisir et selon notre volonté.

Nous n’allons cependant pas très loin et lorsque nous revenons vers la ferme, nous croisons nos ausferins qui s’enfuient à bicyclette. Les brutes de Ravensbrück détournent la tête et s’aplatissent sur leur guidon ; nous les regardons d’un air narquois, en revanche, Frau Richter qui, à Munich, était chargée du vestiaire, nous dit « au revoir » avec un sourire fendu jusqu’aux oreilles.

Des voitures militaires passent en emportant des officiers allemands, certains avec des bagages et leur famille. Cela rappelle 1940 en France, l’heure de la revanche commence à sonner !

L’après-midi, notre exemple est suivi et beaucoup d’ex-prisonnières vont se promener au village. Les Yougoslaves qui sont une vingtaine, décident de partir vers leur pays.

J’essaie de leur expliquer qu’il est imprudent de s’en aller sur des routes où déferlent des armées en guerre, mais elles sont très décidées et s’en vont par petits groupes sans rien dire.

Le lundi 30, ce ne sont plus les autos d’officiers qui passent sur la route, ce sont les camions de soldats. Nous voyons ainsi un petit aspect de la déroute de la « Wermacht ». Les soldats sont épuisés et dorment assis sur le bord des trottoirs, ils sont sales et lamentables. Nous n’avons point de pitié, mais la plus belle satisfaction qu’il soit possible d’éprouver. Évoquer l’invasion de la France en 1940 par la « Wermacht » triomphante, se souvenir de sa puissance arrogante et voir, cinq ans après, ces pitoyables débris, c’est bien la preuve que nous avions eu raison de croire en la Justice. L’après-midi, des avions américains viennent bombarder la région. Notre grange surpeuplée, avec ses murs de planches qui ne se joignent pas, n’est pas précisément un abri. Aussi nous sortons et agitons serviettes, mouchoirs ou chemises, tout ce qui nous tombe sous la main et peut figurer le pacifique drapeau blanc. Les aviateurs comprennent de suite et s’éloignent de notre secteur.

Vers le soir, quatre fortes explosions nous secouent violemment à quelques minutes d’intervalles, ce sont le quatre ponts de la région que les Boches en reculant viennent de faire sauter.

Moins d’une heure après, le fermier nous annonce qu’il vient de hisser sur la ferme le drapeau blanc, car les Américains sont entrés à Wolfrathausen.

Notre commandant s’en va habillé en civil. Peu après, le commandant en second part aussi, mais en uniforme, avec une femme qui a joué parmi nous un vilain rôle. Nous les huons tous les deux, ils seront du reste arrêtés peu de jours après, par les Américains.

Toute la soirée, la grange va retentir des hymnes nationaux et des chants d’allégresse. Cette fois, c’est bien vrai, nous sommes libres !

Le 1er mai, de bonne heure, je me rends au village, j’ai hâte de voir l’armée victorieuse. Le pont sur l’Isar, qui a sauté la veille, est déjà réparé et peut être franchi. La grande rue fourmille de soldats américains et presque toutes les boutiques ont été pillées par des Russes évacués du camp de Dachau qui viennent d’être libérés comme nous. Des tanks de toutes dimensions, des chenillettes, des autos passent sans arrêt, d’autres sont arrêtés dans tous les coins. Une impression de puissance formidable se dégage de tout ce matériel de guerre et après le spectacle des deux derniers jours, il est très clair que la guerre ne va pas durer longtemps.

Dans notre grange, la situation devient très inconfortable, car la neige tombe dans la soirée de ce premier mai et le lendemain le joli paysage aux collines boisées avec, dans le fond, les hautes montagnes du Tyrol, a pris un aspect hivernal et la neige est gelée. Dans la grange mal close, nous gelons tout à fait et souhaitons que l’on nous trouve un autre gîte. Heureusement la nourriture s’est améliorée et nous avons une fois par jour une très bonne soupe avec de la viande et du macaroni. Le pain manque pendant deux ou trois jours, mais nos colis de la Croix-Rouge ont des biscuits. Les mauvais jours sont finis pour nous, nous ne souffrons que du froid et c’est bien peu de chose à côté de ce que nous imaginions quelques jours avant à Munich, en envisageant notre libération. Nous pensions payer plus cher la liberté !

Les troupes de choc de l’armée américaine ne pouvaient rien faire pour nous, ce sont les troupes d’occupation qui, arrivées deux jours après les premières, nous permirent de quitter notre grange pour aller nous installer au camp de Fohrenwald.

Ce camp est un véritable village avec des rues et des maisons aux toits en pente dans le style de la région et de très grands bâtiments, cantines, salle des fêtes, salles de douches, infirmerie, etc., créé pour les ouvriers de toutes nationalités volontaires ou requis, hommes et femmes, venus travailler pour le Reich dans une usine voisine.

Les Polonaises sont logées dans une rue, les hollandaises dans une autre. Nous nous mettons avec les Hollandaises, car nous serons évidemment rapatriées ensemble. Nous nous installons joyeusement dans une petite maison de la Weiner-Strasse et sommes ravies du confort que nous trouvons à côté de ce que nous avons eu jusque là.

Ces petites maisons sont faites pour quatorze personnes, avec chauffage central.

Pour les repas, on se rend à la cantine, vaste pièce aux murs couverts de peintures allégoriques, glorifiant le travail et le régime nazi.

Ce camp a été certainement créé dans un but de propagande. Les journaux nazis ont dû le célébrer dans toutes les langues européennes pour inviter les ouvriers à venir travailler en Allemagne. Ce qui est certain, c’est que les ouvriers du camp de Fohrenwald n’ont point connu de mauvais jours. Plusieurs en ont très volontiers convenu devant moi et surtout ils ont eu la chance, dans ce coin de campagne, de ne pas connaître les bombardements qui ont dévasté les villes.

Deux jours après notre installation, nous avons eu la joie de voir arriver quatre jeunes soldats de la Division Leclerc, dont la chenillette était en panne dans la région. Apprenant que des Françaises se trouvaient dans les parages, ils vinrent bien vite nous voir. Nous les avons accueillis avec enthousiasme, puisqu’ils représentaient l’épopée la plus magnifique et la plus glorieuse de la France combattante. Ils nous mirent au courant des événements militaires que nous ignorions et prirent l’habitude de venir tous les soirs dîner avec nous en nous ravitaillant de leur mieux. Grâce à eux, nous avons fait de très bons repas à la française. Le 7 mai, après avoir très bien dîné, nous buvions du vin du Rhin, venant de la cave de Hitler, lorsque, avec leur poste de TSF, qu’ils nous avaient prêté, nous avons appris la capitulation de l’Allemagne.

Grandes et belles heures de joie, pendant lesquelles s’estompaient les heures grises et noires que nous avions vécues.

CONCLUSIONS

Au terme de ces notes que l’exiguïté de notre journal a fait traîner en longueur, je ne veux pas m’attarder sur notre rapatriement, qui, s’il n’a point été sans fatigue, a été quand même le joyeux retour en France tant attendu et tant espéré.

Ce que je veux simplement sans acrimonie, sans haine, sans rancune personnelle, c’est dire ce que je pense de l’Allemagne.

Je sais qu’aujourd’hui il y a déjà dans le monde et en France bien des gens qui séparent les SS et les Nationaux-Socialistes, du peuple allemand. De là à nous reparler de la bonne Allemagne laborieuse, courageuse, etc., il n’y a qu’un pas, que certaine gens ont déjà franchi.

En réalité, ce peuple auquel on prête de si grandes qualités, est d’une invraisemblable veulerie, a un goût morbide de la servitude et sait jouer magnifiquement la comédie de l’innocence.

La veille de la fermeture de l’Usine Agfa à Munich, trente Polonaises qui y travaillaient comme nous, furent emmenées en camion dans le centre le la ville. Là, dans une grande salle, où il y avait un énorme four, dont elles n’ont pas pu comprendre quelle pouvait être l’utilité normale, on les employa pendant cinq ou six heures, à brûler des portraits de Hitler, Goering et de tous les chefs nazis, des drapeaux hitlériens et des brochures de propagande.

Ceci fait, on pouvait quelques jours plus tard, accueillir les Américains en leur disant comme presque partout ailleurs : « Oh ! ici, messieurs, nous n’avons jamais été nazis ! »

Il paraît que lorsqu’on parle aujourd’hui en Allemagne des horreurs des camps de concentration, les Allemands répondent que ces choses-là sont inventées de toutes pièces, que c’est invraisemblable car si c’était vrai, ils l’auraient su, alors qu’ils ne savent rien du tout.

Ces grossières comédies font malheureusement des dupes. Cela ne résiste pas pourtant, à cinq minutes de réflexion. Les Allemands ont connu l’histoire de Dachau et de quelques autres camps dès l’arrivée d’Hitler au pouvoir, car c’était pour le parti nazi un moyen de terroriser ses adversaires. Et il y a toujours eu, depuis 1933, énormément d’Allemands dans tous les camps. À Dachau, l’année dernière, certains s’y trouvaient depuis dix ans. Je n’ai pas besoin de dire qu’ils n’étaient pas nombreux et je m’empresse d’ajouter qu’ils devaient avoir une solide constitution.

Les allées et venues des esclaves que nous étions, à travers toute l’Allemagne, ne pouvaient pas passer inaperçues non plus. Et les villages, et les petites villes situées près des camps, et dont le pavé, presque toutes les nuits, était martelé par nos gros souliers de bois, ne pouvaient pas nous ignorer.

Les Allemands savaient parfaitement tout se qui se passais chez eux. La jeunesse formée « à l’hitlérienne » approuvait, les gens les plus âgés devaient blâmer dans leur for intérieur, mais se gardaient bien, par prudence, de manifester quoi que ce soit.

C’est vraiment trop simple de rejeter sur quelques hommes seuls, une responsabilité qui revient à la nation entière. Les peuples sont responsables des gouvernements qu’ils se donnent ou qu’ils tolèrent. Les agissements en France du gouvernement de Vichy et des collaborateurs, nous ont dressés dans la grande révolte de la Résistance. Les Allemands ont vu pire chez eux, ils ont accepté sans bouger, lâchement, le déshonneur et la honte, ils doivent subir aujourd’hui collectivement, le mépris du monde civilisé.

Et le mépris ne suffit pas. Il reste le danger d’une jeunesse corrompue par un catéchisme infâme. Il reste une quantité considérable d’enfants dont les petits de cinq à six ans, à Munich, faisaient le geste de nous jeter des pierres, dont les plus grands nous regardaient avec insolence et mépris et les jeunes gens avec haine. On pourra peut-être rééduquer les petits, mais je ne crois pas qu’on sorte jamais de la cervelle d’un gosse de douze ans qu’il appartient à la race supérieure qui doit commander le monde.

Hitler est mort, mort aussi le National-Socialisme qui a conduit l’Allemagne aux abîmes. Mais le premier aventurier qui demain élèvera la voix, rassemblera de nouveau ce peuple sans courage, sans bon sens et sans conscience.

Je n’excite pas aux représailles qui n’auraient qu’un résultat, celui de nous abaisser à leur niveau. Personnellement, je le répète, je suis sans haine, je dirai presque sans rancune, mais j’ai un immense mépris, car je ne peux pas oublier ce que j’au vu de souffrances et de morts provoquées par une indifférence sadique.

Au nom de tous ceux qui sont revenus malades et ont devant eux une vie brisée, pour tous ces témoignages de la brutalité et de la barbarie allemande, je demande la stricte Justice, c’est à dire le mépris et la méfiance la plus vigilante à l’égard de l’Allemagne.

FIN

Marie BARTETTE

(Avec l’aimable autorisation de Monsieur Pierre Lataillade, Maire honoraire d’Arcachon, propriétaire du Journal d’Arcachon.)

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