Voyage de La Joconde à Arcachon en 1911 : mystification de Gabriele D’Annunzio

Voyage de La Joconde à Arcachon en 1911 : mystification de Gabriele D’Annunzio

 

Le Bulletin de la SHAA a consacré récemment des articles fort érudits et pertinents sur la personnalité et l’œuvre de Gabriele D’Annunzio qui a séjourné en France et plus particulièrement à Arcachon de 1910 à 19151. Or, une des mystifications du poète a été un éventuel voyage de La Joconde du Louvre à Arcachon

LE VOL DE LA JOCONDE2

          Les conservateurs du Louvre, préoccupés par les actes de vandalisme qui se produisaient, avaient mis plusieurs de leurs meilleures peintures à l’huile sous verre ; la Joconde faisait partie de ces tableaux. En juillet 1910, un humoriste écrivant dans Le Cri alla jusqu’à affirmer solennellement que la Joconde avait été remise par d’habiles voleurs à un collectionneur millionnaire new-yorkais ; sachant que le verre permettrait à leur crime de passé quasi inaperçu, ils avaient remplacé l’original de Léonard de Vinci par une copie exécutée par une vieille dame londonienne. A cette occasion, le directeur des musées nationaux, Théophile Homolle affirmait : «autant prétendre qu’on pourrait voler les tours de Notre-Dame».

Or, le mardi 22 août 1911, c’est la découverte du vol. Homolle est obligé de démissionner de son poste de directeur du Louvre. Le tableau avait été décroché le 21 août, avant huit heures. Le cadre vide est retrouvé dans un petit escalier du musée.

Ce n’est que le 11 décembre 1913 que la Joconde refait surface à Florence. Vincenzo Peruggia offre de la vendre pour cinq cent mille francs : «Je suis Italien, et serais heureux de restituer le chef-d’œuvre de Léonard de Vinci à la ville de Florence». Il s’était présenté sous le faux nom d’Henri Léonard, peintre de Paris. Il était né à Dumenza, province de Côme, le 8 octobre 1881. Il avait déjà été condamné pour vol en 1908 et 1909. Peintre en bâtiment, il avait pendant plusieurs mois travaillé au musée du Louvre3. Il était tout simplement sorti du musée avec la Joconde cachée sous son tablier de peintre. Or, un des premiers témoins, un porteur de la Gare d’Orsay, affirmait avoir «vu un homme barbu prendre le train pour Bordeaux avec un objet plat et triangulaire sous le bras».

UN MYSTERE EN 1937 ?

Charles Chassé fait paraître un article intitulé «La Joconde en visite chez D’Annunzio», dans A.B.C. Magazine, septembre 1937 (p. 125-126). L’article est illustré d’un «fragment du portrait de G. D’Annunzio par R. Brooks»4 et du tableau de Léonard de Vinci. Le journaliste se pose la question : «Qu’est devenue la Joconde pendant sa fugue, soit entre le 22 août 1911, date officielle de sa disparition, et le 4 janvier 1914, jour où elle a repris sa place au Salon Carré ?». L’Italien qui, en décembre 1913, fut arrêté à Florence en compagnie de la Joconde, Vincenzo Perrugia a raconté alors que, jusqu’au 7 mai 1913, Mona Lisa aurait été domiciliée à Paris, chez un des complices du vol, un autre Italien, Vincent L… qui, ayant déménagé à cette date pour habiter une autre rue parisienne, aurait emmené la Joconde avec lui dans son nouveau local ; ce serait seulement quelques jours avant l’arrestation à Florence que la Joconde aurait suivi Perrugia en Italie.

Outre les revendications de D’Annunzio, le journaliste relève des éléments qu’il considère comme troublants : ainsi Perrugia, lors de son interrogatoire en 1913, déclara qu’en 1910 il avait été un des quatre ouvriers chargés de mettre la Joconde sous verre ; la modération de la condamnation du voleur qui avait affirmé au tribunal vouloir venger l’Italie des vols commis par Napoléon pendant les guerres de la Révolution et de l’Empire. Faisant donc état de la faiblesse d’esprit du voleur, reconnue par le tribunal italien, Me Campinchi, avocat de Vincent L…, désigné par Perrugia comme complice, obtint un non-lieu en faveur de son client. Charles Chassé évoque donc l’hypothèse : «il ne s’est pas agi surtout d’escamoter la mise en accusation d’une personnalité exceptionnelle qui aurait été mêlée à l’affaire et qui aurait accepté de négocier la restitution».

En fait, tout ce roman ne repose que sur les déclarations tardives de D’Annunzio, dans un ouvrage paru en Italie en 1923, Per l’Italia degli Italiani. Au chapitre IX qui est consacré au sourire italien, D’Annunzio affirme : «Parmi tant de choses italiennes que je conserve et illustre en moi, je perpétue aussi le sourire italien. C’est en vain que les Français prétendraient connaître le sourire italien parce qu’ils détiennent au Louvre celui de la Joconde, cette Joconde que j’ai restituée, par satiété et par dégoût, comme beaucoup le savent et comme beaucoup craignent de l’approfondir». En 1921, sur une traduction française de la Léda sans Cygne (éd. Calmann-Lévy), était signalé parmi les ouvrages à paraître de D’Annunzio, «L’homme qui a volé la Joconde, récit».

Or, ce récit était déjà annoncé en 1913, puisqu’en 1913, un écho du Cri de Paris, au moment de l’arrestation du voleur de la Joconde, se demanda ce que D’Annunzio allait faire de son manuscrit. Son traducteur A. Doderet rappelle une conversation avec D’Annunzio dans Fiume : «Le poète rappela le temps de son exil volontaire et laborieux dans la Lande, puis, questionné, il parla du voleur de la Joconde, qui lui a apporté dans sa retraite d’Arcachon, le magnifique panneau où sourit Mona Lisa».

Le texte du Portrait de Loyse Baccaris, opuscule écrit dans Fiume au printemps de 1920, fait allusion au «voleur sublime de la Joconde». «Il me souvient – écrit D’Annunzio – quand le voleur sublime de la Joconde apporta dans ma retraite de la Lande le panneau qu’enveloppait une vieille couverture d’écurie, il me souvient de m’être mis à détester les mains molles de Mona Lisa, contraint à les avoir sous les yeux, des jours entiers, durant la spéculation métaphysique que m’avait proposée le ravisseur». Le journaliste Jean-Gabriel Lemoine, de l’Écho de Paris, a recueilli une confidence de D’Annunzio chez Valentine de Saint-Point, «une belle nuit de mai ou juin 1914». «Savage Landor, le grand poète anglais, s’éprit un jour de Mme de Sévigné, au point, à quatre-vingt-cinq ans, de faire le voyage de France pour suivre les itinéraires de sa Bien-Aimée. Pourquoi ne pas admettre qu’un homme, un poète, un artiste, s’éprenne d’une femme morte ? Ce n’est pas un roman, c’est de la vie. On peut s’éprendre d’un tableau. Je connais par exemple un être qui était devenu amoureux de la Joconde, non pas de la vilaine femme actuelle qui a perdu toutes ses couleurs, mais de celle qui fut Mona Lisa. Cet homme, c’est celui qui l’a fait voler. J’écrirai un jour L’homme qui a volé la Joconde».

Guy de Pierrefeu, dans le Surhomme et la Côte d’Argent, rapporte sa conversation avec D’Annunzio qui affirmait : «En Italie, je ne connais que deux hommes, justement illustres, ayant allié l’intelligence au génie. Le premier, c’est Léonard de Vinci, à la fois peintre, sculpteur, architecte, mathématicien et philosophe. – Et le second ? interrogea le curieux. Étonné qu’on pût lui poser pareille question, l’écrivain regarda son interlocuteur sans répondre».

Cette dernière répartie révèle le côté mythomane, sinon provocateur de l’écrivain. Mais cette mystification d’un recel de la Joconde à Arcachon révèle aussi l’ambiguïté sinon l’évolution des sentiments de Gabriele D’Annunzio envers la France qui l’avait accueilli avant la guerre et admiré ensuite.

Jacques CLÉMENS

NOTES

1. Charles DANEY, “À propos de D’Annunzio”, BSHAA n° 111, 2002, pp. 84 à 87 ; Jean-Pierre ARDOIN SAINT AMAND, “L’exposition D’Annunzio au Musée d’Orsay”, BSHAA n° 110, 2001, pp. 42 à 45 ; ID, “Notes de lecture (compte rendu de l’ouvrage de D. Lormier)”, BSHAA n° 94, pp. 94 à 96. Nous nous permettons de rappeler aussi nos articles dans BSHAA n° 49, 1986, pp. 32 à 37 et BSHAA n° 47, 1986, pp. 36 à 43.

2.. Roy MAC MULLEN, Les grands mystères de la Joconde, Paris 1981.

3. Il a été condamné à 1 an et 15 jours de prison ; la sentence fut réduite à 7 mois et demi et il est mort dans un petit village de Haute-Savoie en août 1947 (Bernard DORINGE, “L’enlèvement de la Joconde”, dans Historia n° 65, avril 1952, pp. 327 à 335).

4. J. CLÉMENS, “Romaine Brooks et le Bassin d’Arcachon”, dans BSHAA n° 55, 1988, pp. 25 à 31.

Extrait du Bulletin n° 114 de la Société historique et archéologique d’Arcachon et du Pays de Buch

 

 

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